Pour la Recherche n° 14, Septembre 1997 : Economie et Santé mentale
Trajectoires brisées, familles captives.
La maladie mentale à domicile*
Martine Bungener**
Le projet
Où et comment vivent les personnes atteintes de pathologies mentales lourdes et chroniques alors même que l'hôpital psychiatrique se recentre sur ses fonctions curatives et ne se définit plus comme un lieu de vie ? C'est la question principale que s'est posée une association de familles de malades mentaux, l'UNAFAM, et à laquelle elle a souhaité répondre au travers d'une enquête par questionnaires auprès de ses adhérents. L'objectif des responsables de l'association était de mieux apprécier les situations respectives des malades et de leurs familles, et les difficultés auxquelles ils sont confrontés à partir de la connaissance du suivi médical et du lieu de vie actuel du malade, de son autonomie de vie domestique et des aides nécessaires à la vie quotidienne, des dispositions éventuellement prises pour l'avenir, cette approche devant permettre, dans un second temps, d'identifier des besoins et de proposer des solutions.
Cette démarche n'est pas simple, car les situations à explorer sont complexes et multiformes, peu aisées à retracer au moyen de questions majoritairement fermées à réponses précodifiées (102 questions au total). Elle est en outre coûteuse pour les adhérents sollicités, contraints pour répondre d'évoquer des éléments douloureux de leur vie familiale. Le nombre important de réponses : 1844, retournées de façon anonyme, et leur qualité témoignent de l'intérêt rencontré par ce thème auprès des familles sollicitées.
Les résultats
Chaque réponse décrit une situation singulière résultant d'une collaboration entre différents acteurs : la personne malade et sa famille ainsi que différents professionnels. Au travers de la notion de trajectoire de maladie, la sociologie américaine interactionniste (Corbin, Strauss, 1988, 1992) fournit un cadre d'analyse pour penser dans une perspective dynamique l'implication de l'entourage familial dans la dispensation des soins nécessaires à un proche. Ce cadre est fondé sur deux hypothèses. Premièrement, sans avoir choisi ce qui leur arrive, les personnes malades et celles amenées à prendre en charge un malade ne sont pas des «victimes» passives. Elles peuvent, avec de l'aide, se donner les moyens de contrôler et d'orienter au moins en partie le déroulement de la prise en charge. Deuxièmement, on ne peut étudier les modalités de prise en charge d'un malade, le mode d'organisation particulier de vie mis en place, sans tenir compte des interactions entre les acteurs : malades et soignants, malades et aidants, et des motivations de chacun d'eux. Les différentes situations de vie que nous avons pues reconstituer peuvent ainsi être appréhendées comme des étapes particulières d'une trajectoire de maladie et d'un cheminement familial.
Le constat est sans équivoque quant à l'incapacité du plus grand nombre de personnes malades à avoir une activité de quelque nature que ce soit (professionnelle ou sociale), ce qui ne leur permet pas de mener une vie autonome dans un logement indépendant ; seul, moins d'un quart est présenté comme n'ayant pas besoin d'une aide pour la vie quotidienne. Cependant, les trois quarts vivent habituellement au moment de l'enquête en milieu ordinaire, et un quart en institution médicale ou sociale, confirmant la prépondérance du maintien en milieu ordinaire de personnes médicalement et socialement dépendantes. L'aide qui leur est nécessaire à ce niveau leur est alors essentiellement fournie par leur entourage familial au travers d'un taux de cohabitation important. En milieu ordinaire, plus de 6 malades sur 10 vivent essentiellement avec leur famille, 4 fois sur 5 avec leurs parents ou l'un au moins d'entre eux. A défaut, ils sont suppléés par un autre membre de la famille, frère ou sur, ou par le conjoint s'il y en a un. Le champ des interventions familiales en réponse à ce manque d'autonomie de leur proche est multiforme : aides à la vie quotidienne, c'est à dire aux fonctions de base que sont l'alimentation, l'hygiène individuelle et du lieu de vie, achats et déplacements, mais également aide à la gestion des actes administratifs, surveillance du suivi médical et médicamenteux et aide financière en complément des allocations perçues (allocations pour adultes handicapés principalement). Un soutien matériel et factuel ne saurait cependant suffire pour compenser le faible niveau de relations affectives et sociales de la plupart de ces personnes et leur famille tente aussi de leur apporter, un soutien affectif et moral régulier, voire quotidien. On retrouve ainsi un entourage familial en première ligne dans tous les actes de la vie, non seulement pour les gestes indispensables de la vie quotidienne mais aussi à la base des relations sociales et affectives, pour plus de 90% des personnes qui en ont besoin en milieu ordinaire, tandis que 14% peuvent disposer d'une aide rémunérée. La famille reste en outre souvent très proche de ceux dont l'autonomie de vie est mieux assurée et n'est pas absente non plus du réseau d'interventions qui entoure la plupart des personnes vivant habituellement en institution.
La dispensation concrète de cette aide multiforme et polyvalente est liée aux lieux et conditions de vie de chacun. On a pu ainsi identifier quatre situations auxquelles correspondent quatre formes distinctes de gestion de la maladie dans lesquelles malades, familles et entourage occupent certaines places et fonctions, et interviennent de façon particulière :
u La gestion parentale : vécu imposé des malades dans leurs familles.
u La gestion institutionnelle : vécu à part des malades hébergés.
u La gestion réappropriée : vécu apprivoisé des malades les plus
autonomes.
u La gestion maritale : vécu compensé des malades en couple.
On peut ainsi conclure que la famille au sens large assure, auprès de 57% de la population étudiée, une partie au moins -et souvent la plus importante - des aides apportées pour ses besoins indispensables et vitaux, accréditant le fait que, pour la part (75%) qui vit hors institution, le maintien en milieu ordinaire ne serait pas possible sans la forte implication de l'entourage familial. On conçoit dès lors l'inquiétude de la plupart des familles, de ce qui pourrait advenir au décès des parents ou de l'aidant principal, en l'absence de formules de relais. On ne peut en outre négliger que la situation fréquente de cohabitation (qui s'inscrit dans une durée longue) apparaît très coûteuse à nombre de familles qui non seulement disent ne l'avoir pas souhaitée mais la ressentent comme imposée et subie, et qu'elle se traduit parfois par des attitudes de repli sur soi, des manifestations morbides ou d'agressivité réciproque.
Points de références Bibliographiques
o sur l'évaluation médico-économique des médicaments en psychiatrie
o sur la production profane et familiale de soins
o sur les relations entre caractères démographiques et socio-économiques (emploi) et données médicales (pathologies et types de soins).
BUNGENER M., Chômage : états de santé, Informations sociales, Vivre le chômage, 1994, 37 : 112-120.
u Cet article tente d'apprécier l'impact du chômage sur l'état de santé et mesure la dominance des manifestations dépressives dans les populations de chômeurs alors que les différences relatives aux autres catégories de pathologies n'apparaissent pas significatives.
CORBIN J., Le soin : cadre théorique pour un cheminement interactif, Revue Internationale d'action communautaire RIAC, 28/68, Montréal, 1992 : 39-50.
u Cet article identifie quatre phases types dans les processus de prise en charge de la maladie chronique : l'affrontement initial, la mise en place d'une réponse où la vie continue, les modes de résistance à l'usure physique et émotionnelle, le seuil de rupture et le changement radical de mode de réponse.
JALFRE V., VERBIZIER J. de, KOVESS V., Vivre avec un malade psychotique : le point de vue des familles, L'information psychiatrique, 1995, 4 : 370-376.
u Cet article relate les résultats d'entretiens menés auprès de 25 familles cohabitant de façon permanente et ancienne avec une personne psychotique. La charge est présentée comme plus morale (anxiété quotidienne, inquiétude pour l'avenir) que financière malgré l'évocation du gaspillage par le malade de son argent personnel.
LEANDRI J., BACH C., Les interventions à domicile : une alternative à l'hospitalisation psychiatrique ?, Psychologie médicale, 1991, 23, 3 : 283-288.
u Cet article étudie le fonctionnement d'un service d'intervention à domicile (SIAD) dans deux secteurs de psychiatrie adulte du département de l'Aude et montre son intérêt pour des patients schizoprènes ayant un long passé institutionnel.
LE PEN C., VERGNAUD J-C., Evaluation des médicaments et modélisation des attitudes thérapeutiques : l'exemple de la schizophrénie, Journal d'économie médicale, 1992, 4-5 : 267-285.
u L'article présente une évaluation économique du remoxipride et étudie les résistances des praticiens à tout changement de traitement ayant réussi à équilibrer un patient, à partir de la construction d'un modèle dynamique de comportement prescriptif intégrant un processus d'apprentissage et la probabilité d'apparition d'effets secondaires.
LECOMTE Th. & PÉQUIGNOT H., Est-il possible d'estimer les dépenses médicales liées à la psychiatrie ? - Confrontations psychiatriques, 1990, 32, pp.25-34.
MULDWORF L., FOMBONNE E., BIRCK G., BONNET C., Emploi et psychose, à propos d'une étude descriptive, L'information psychiatrique, 1995, 4 : 377-382.
u L'article étudie la situation vis-à-vis de l'emploi d'une file active de patients suivis dans un sous-secteur du 13° arrondissement de Paris. Il décrit les éléments favorables qui caratérisent le tiers d'entre eux qui a une activité professionnelle.
SOUETRE E., MARTIN P., LECANU J-P., ALEXANDRE L., LOZET H., GAUTHIER J-M., CAMUS C., Evaluation médico-économique des neuroleptiques dans la schizophrénie, L'Encéphale, 1992, XVIII : 263-269.
u Cet article présente une tentative d'évaluation de l'efficience de stratégies neuroleptiques ambulatoires (amisulpride versus halopéridol), liée à une meilleure observance.
VERHAEGEN L., DEYKIN E-Y., SAND E., Depressive symptoms and employement status among belgian adolescents, Revue épidémiologie et santé publique, 1994, 42 : 119-127.
u Cet article analyse la relation entre le statut professionnel et les symptômes dépressifs et conclut que le chômage des jeunes est associé à un niveau élevé de morbidité dépressive.
VERHAEGEN L., Profils socio-démographiques et types de prise en charge des patients psychiatriques dans la région Bruxelloise, Revue épidémiologie et santé publique, 1993, 41, 298-305.
u Cet article montre l'existence d'une double filière de soins psychiatriques hospitaliers à Bruxelles en identifiant deux profils sociaux et psychiatriques bien différenciés entre les services de santé et services psychiatriques d'hôpital général d'une part, les hôpitaux psychiatriques et les services d'hospitalisation partielle d'autre part.
o Voir également le numéro spécial du Journal d'économie médicale «spécial psychiatrie», 1993, T.11, 4, juin :
u un outil d'évaluation médico-économique en psychiatrie pour comparer deux stratégies de prise en charge,
u une comparaison de deux structures de soins pour schizophrènes «chroniques» au CHRU de Dijon,
u indicateurs et systèmes d'information en santé mentale : expériences menées dans plusieurs CHS ou CHG.
L. ROCHE & coll. L'économie de la santé coll. Que sais-je ? (2054), PUF.
M. DURIEZ & coll., Le système de santé en France coll. Que sais-je ? (3066), PUF.
St. JACOBZONE, Les apports de l'économie industrielle pour définir la stratégie économique de gestion du secteur hospitalier public, Sciences Sociales et Santé, 1995, 13, 1, pp.5-46.
M.B.
*Editions de l'INSERM, Paris, 1995
** Economiste (CERMES)
Trajectoires brisées et familles captives : quelques points forts
u Histoire de la maladie
On retrouve le pic classique de début des troubles entre 16-20 ans.
Toutefois, dans 60% des cas, les premiers troubles sont resitués entre 11 et 20 ans et, dans près de 15%, plus précocement encore : avant l'âge de 10 ans. Pour les 3/4 des individus, la maladie s'installe avant 21 ans et pour la quasi totalité d'entre eux, avant la trentaine.
u Modalités de suivi
9% des personnes de l'enquête considèrent qu'elles n'ont plus besoin de soin.
Parmi celles qui sont suivies : 48% sont suivies par un psychiatre public, 39% par un psychiatre libéral. Le médecin généraliste intervient seul dans 6% des cas et en liaison avec le psychiatre public ou libéral dans 15,5% des suivis thérapeutiques. L'implication des psychologues et autres psychothérapeutes non médecins est marginale (2% et elle intervient chez les plus âgés des malades).
u Traitement
La quasi totalité des patients prend des médicaments. 48 % suit une psychothérapie associée acceptée sans réticence pour les 3/4. Elle est plus fréquente chez les plus jeunes.
Près d'un malade sur deux gère ses soins tout seul, qu'il s'agisse du recours au médecin ou de la prise des médicaments. La famille intervient directement dans près de 1/3 des cas.
u Lieu de vie
Une personne sur quatre vit en institution le jour de l'enquête. Les 3/4 restant semblent vivre en milieu ordinaire. En fait, la situation est plus complexe : environ 10% ont un pied dans l'institution ; plus de la moitié a son logement dans la même ville que ses parents et même dans le même quartier (45%) ou dans le même immeuble (28%).
Près de 60% des personnes hors institution vivent dans leur famille. Pour 45% des familles, cette situation est non souhaitée ou ressentie comme une contrainte forte.
Des répercussions fortes sur la santé de la mère sont évoquées dans plus de la moitié des cas (55%) sur celui du père dans plus du tiers (38%) et même, dans 22% des cas, sur la fratrie.
u Vie professionnelle et sociale
Dans cette trajectoire, l'environnement peut être facilitant ou au contraire ne pas être favorable, voire même accroître les difficultés.
L'insertion professionnelle ne concerne que 20 à 25% des patients, 10% pour ceux qui sont hébergés en institution. Les emplois en milieu ordinaire ne concernent que la moitié environ de cette populatin.
On retrouve ce pourcentage pour les activités sociales, ce qui fait apparaître la difficulté intrinsèque de s'intéresser et de rencontrer l'autre, avec une crainte de l'échec.
Une échelle d'autonomie émerge de la description des conditions de vie : vie en couple, vie indépendante, vie chez les parents, vie en hébergement institutionnel. Il lui correspond des "chances" différentes de vie "normale", c'est à dire avec une insertion sociale et même professionnelle.
u Besoin d'aide
Le besoin d'aide pour la vie quotidienne concerne près de 60% des individus. Dans certains cas, il implique l'obligation d'une présence quasi continue de la famille. Cette aide s'exprime notamment dans l'accompagnement, la préparation des repas, le linge, les démarches administratives mais aussi la gestion du temps. Elle concerne aussi le soutien moral. La famille intervient aussi comme soutien financier et cette possibilité semble intervenir elle-même sur la trajectoire de vie du malade dans laquelle le fait d'avoir la possibilité d'un logement personnel est très importante.
u Conséquences sur la vie des aidants familiaux
Elles sont importantes.
- modification des activités professionnelles (28%) dans le sens d'une restriction ou d'un accroissement pour faire face aux dépenses supplémentaires.
- réduction des activités sociales (51%)`
- répercussions sur l'état de santé ; épuisement physique et moral, éventuellement à la suite d'un investissement total, trop grande proximité, stress.
Dr J.M. Thurin
Dernière mise à jour : 7 juin 99
Monique Thurin
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