DOSSIER



Psychiatrie biologique et Recherche

Pr Guy Darcourt

Les nouvelles cartes de la psychiatrie biologique. Une des cartes majeures de la recherche est de rassembler suffisamment de moyens financiers, humains et techniques. L'obtention de ces moyens est d'ailleurs intriquée. Un financement permet de solliciter des collaborateurs et à l'inverse l'organisation d'un réseau permet d'obtenir des moyens. Mais il n'est pas toujours facile de taper à la bonne porte. Bien des démarches se voient rejetées, avec le risque d'un découragement. Le n°5 de Pour la recherche avait indiqué un certain nombre de sources de financement (dont l'I.N.S.E.R.M, la D.G.S, la M.I.R.E, les Fondations, la Sécurité Sociale) et avait donné une importante liste d'unités de recherche de l'I.N.S.E.R.M et du C.N.R.S. Toutes ces informations sont toujours valables mais il semble qu'actuellement quelques possibilités soient plus particulièrement à la portée des équipes psychiatriques.

1 - Pour les financements, dans les mois qui viennent, deux opportunités vont se présenter :

l'appel d'offres du Programme Hospitalier de Recherche Clinique 1997. Ces dernières années, plusieurs contrats de recherche ont été obtenus par des équipes psychiatriques (P.L.R n°7). La psychiatrie est bien placée pour en obtenir, elle fait en général partie des champs thématiques privilégiés par les P.H.R.C. En 1996, un des cinq champs privilégiés était : psychiatrie, vieillissement, dépendance, handicap et réadaptation, assuétudes. Les comités d'experts sont bien disposés envers notre discipline. Mais les projets soumis par des psychiatres sont peu nombreux. Dans cette période de restrictions, ce type de financement est un de ceux qu'il est le plus facile d'obtenir et qui peut être d'un montant élevé. L'appel d'offres de 1997 n'a pas encore été publié mais il est prudent de l'anticiper. Les Délégations Régionales à la Recherche Clinique (D.R.R.C) (P.L.R. n°8) sont, pour la plupart, déjà en train d'étudier les futurs projets.

les réseaux de l'I.N.S.E.R.M. Depuis 1985, l'I.N.S.E.R.M fait un appel d'offres annuel pour l'organisation de la recherche qu'il appelle : réseaux. L'objectif est d'associer pour une période de quatre ans des équipes de cliniciens et des unités de recherche. Il est actuellement trop tard pour postuler pour 1997 mais il est déjà temps de se préparer à répondre à l'appel d'offres pour 1998. La direction de l'I.N.S.E.R.M porte beaucoup d'intérêt à cette forme de recherche collaborative et veut la maintenir. Comme exemple de réseau, on peut signaler des réalisations des pédo-psychiatres. Après un premier réseau coordonné par S. Lebovici et un second coordonné par J.P. Visier, a été créé en 1995 un réseau coordonné par M. Maury (Montpellier) sur «Etude des interactions triadiques dans le développement de l'enfant». Il a permis de confronter des études portant sur des enfants présentant des troubles fonctionnels identiques et sur des enfants soumis à des risques objectivement différents.

2 - Les unités de recherche

Nous avons vu combien il était important, pour bâtir un projet, le faire accepter et le mener à bien, que les cliniciens s'associent à des chercheurs. Cela peut être réalisé avec des unités très diverses mais il convient de rappeler l'existence de trois unités directement orientées vers la psychiatrie :

Une dernière remarque permettra de faire comprendre au lecteur qui pourrait s'en étonner les raisons de l'insistance de cet exposé sur la nécesité de regroupements de moyens. Une telle nécessité ne s'impose pas pour d'autres recherches psychiatriques, notamment en psychopathologie, et les équipes psychiatriques y sont peu habituées. Mais, en psychiatrie biologique, la nécessité d'un nombre de cas suffisant pour obtenir des résultats significatifs et la diversité des instruments d'observation et de traitement des données dépassent le plus souvent les possibilités d'une équipe isolée. G.D.


Les recherches qui aboutissent à des résultats de qualité sont en général celles qui ont pu rassembler les trois types de moyens : financiers, moyens en hommes, moyens en outils méthodologiques

p le groupe de recherche «Psychopathologie et schizophrénies» dirigé par S. Dollfus (Caen) et M. Petit (Rouen) a obtenu un financement sur 4 ans dans le cadre du Programme Hospitalier de Recherche Clinique et la labellisation ministérielle (en 1996) : U.P.R.E.S, jeune équipe en réseau Caen-Rouen (JE 2014). Ce groupe fait collaborer plusieurs dizaines d'universitaires et de non universitaires, psychiatres ou psychologues, cliniciens et fondamentalistes, français et étrangers. Il est en liaison avec un laboratoire du C.N.R.S et des instituts de recherche. Il mène ainsi des recherches d'ordre clinique et d'ordre neurobiologique qui aboutissent à des publications internationales.

p G. Vidon, M. Flament, M. Wetsh-Benque (Paris) ont obtenu un contrat de recherche externe de l'I.N.S.E.R.M et un cofinancement par la C.N.A.M et la D.G.S. Ils ont collaboré avec 21 secteurs psychiatriques. Le groupe de coordination comportait des cliniciens, des chercheurs et des statisticiens. Ils ont ainsi pu réaliser une étude multicentrique d'une cohorte de 270 patients schizophrènes chroniques, recherche toujours en cours, qui d'après les premiers résultats, va permettre de mieux situer les places respectives des facteurs cliniques et des facteurs sociaux et socio-environnementaux dans le devenir des schizophrènes.

p F. Rouillon (U.F.R Xavier Bichat, Colombes ) a pu, avec un financement par un P.H.R.C, faire collaborer des cliniciens et des statisticiens pour étudier l'influence des saisons de naissance sur la survenue d'un trouble schizophrénique et sur l'incidence de la grippe au cours de la grossesse. Il a pu ainsi rassembler près d'un millier de dossiers de schizophrènes.


Modèles et méthodes en Psychiatrie Biologique

La psychiatrie biologique peut parfois s'accommoder de modèles très simples de type linéaire : un agent causal provoque un trouble. Cette éventualité est rare. Le facteur identifié doit au minimum s'intégrer dans un modèle multifactoriel et, même dans ce cas, le modèle rencontre vite ses limites. On trouvera ci-après la présentation de deux méthodologies.

R.JOUVENT et ses collaborateurs montrent que, pour l'étude de la personnalité, le modèle étiologique est inadéquat. Si on veut mettre en corrélation des phénomènes biologiques et des phénomènes psychologiques, se pose d'abord le problème de l'identification de ces phénomènes. On cherche des patterns biologiques, qui dépendraient de l'inné, mais un même pattern va conduire, en fonction de facteurs environnementaux, à des phénotypes différents. Et du côté des faits psychiques, on constate qu'un même tempérament peut s'exprimer par des émotions et des comportements différents.

J.M.DANION montre comment la psychopathologie peut renouveler ses concepts et ses méthodes par l'emprunt de modèles propres aux sciences cognitives, emprunt qui ne va pas de soi car ces modèles ne conviennent pas tous.


L'approche clinico-expérimentale de la personnalité

S. Dubal, A. Pierson, R. Jouvent

CNRS URA 1957*

La recherche en psychiatrie tente aujourd'hui d'intégrer les données biologiques récentes et les données thérapeutiques avec la perspective psychopathologique. Cette perspective ne va pas sans difficultés. Les descriptions cliniques sont basées sur des classifications nosographiques, dont le but était essentiellement pronostique. De fait, elles ne sont pas adaptées à l'étude des relations entre les modifications du comportement et les variables neurophysiologiques. A ces variables, on oppose en effet des données cliniques mêlant des symptômes, des références étiologiques et des critères évolutifs. De plus, nous ne connaissons pas les relations existant entre les différents symptômes (leurs niveaux d'organisation respectifs et leurs degrés d'interdépendance) à l'intérieur de chaque entité psychiatrique. Le chercheur en psychopathologie cognitive expérimentale est ainsi amené à réfléchir sur les modèles, implicites et explicites, qui sous-tendent ses démarches expérimentales. Nous développons ici cette problématique à propos de l'exemple de la personnalité.

Les théories de la personnalité se retrouvent dans les écrits les plus anciens et la notion de personnalité renvoie à de nombreuses définitions. Le concept commun aux différents modèles de la personnalité est, d'après Pichot (1993), celui de stabilité et de permanence des traits qui permettent de définir un individu et son style comportemental, quels que soient le contexte et sa symptomatologie observée sur l'instant. Une des acceptions possibles de la notion de personnalité concerne le tempérament. Le tempérament, en tant que paradigme, peut servir de base à des démarches expérimentales mettant en relation les niveaux d'observation clinique et biologique. Cette approche peut être appliquée aux troubles de l'humeur qui reflètent bien dans leur diversité phénotypique les effets de l'interaction entre tempérament et environnement.

Les traits de tempérament révélés dans des différences de comportement relativement stables, présentes dès la première enfance, se réfèrent aux caractéristiques formelles du comportement, à ses aspects stylistiques, le "how" du comportement et non le "what" (son contenu) ni le "why" (sa motivation). Ce "comment" concerne plus concrètement, la vitesse, l'aisance, le contingent émotionnel, le style cognitif, avec lesquels les individus interagissent avec le monde.

L'individu en situation

Chez l'adulte, les individus sélectionnent des situations et entreprennent des activités dans le but de modifier les situations pour les accorder le plus possible avec leur tempérament. Van Heck suggère que les différences les plus frappantes entre les individus pourraient être trouvées en étudiant, non pas leurs réponses à une situation donnée, mais en analysant les conditions de stimulation qu'ils sélectionnent ou construisent. Différentes études ont montré que l'extraversion est corrélée avec le temps passé dans des activités récréatives à caractère social (Diener, 1984) et, notamment qu'elle est corrélée positivement avec le temps passé dans des situations sociales choisies alors qu'elle est corrélée négativement avec le temps passé dans des situations sociales imposées (Emmons, 1986). Par ailleurs, Strelau (1987) a montré que les individus à forte réactivité ont tendance à préférer les situations à faible valeur de stimulation, et inversement.

L'exemple du concept de recherche de sensations, introduit par Zuckerman, illustre ce mode d'approche. Dans sa première théorie, Zuckerman postulait que la tendance à rechercher des sensations, des expériences nouvelles et intenses, était dirigée par le besoin d'atteindre et de maintenir un niveau d'activation élevé. Mais les moyens comportementaux pour atteindre ce niveau d'activation élevé, sont très variés. L'échelle de recherche de sensations (Zuckerman, 1971), qui différencie des "high sensation seekers" et des "low sensation seekers", n'est pas unidimensionnelle. Des analyses factorielles isolent 4 facteurs : désinhibition au moyen de drogues ou d'alcool, recherche d'expériences, susceptibilité à l'ennui, et recherche de danger et d'aventures. Ce dernier facteur représente des types de comportements de plus en plus médiatisés : sports à risque, montagne, deltaplane...

Du tempérament à

l'interaction sujet-milieu

C'est là tout l'intérêt du tempérament : on ne travaille plus sur des étiologies spécifiques mais on recherche des patterns biologiques, en amont de la diversité phénotypique, qui seraient communs à des destins comportementaux très variés. L'idée est que le toxicomane et le deltaplaniste ont le même tempérament (biologique), mais qu'en fonction de facteurs environnementaux chacun a pu acquérir une spécificité de comportement. Le concept de "goodness of fit" de Thomas et Chess (1977) porte l'intérêt sur le phénomène d'ajustement réciproque. Les adultes essaient d'adapter leur comportement à celui de l'enfant. Un trait de tempérament ne devient un facteur de comportement pathologique que si la "goodness of fit" n'est pas atteinte, en d'autres termes si un trait se combine avec un mauvais ajustement entre les capacités d'adaptation et les conditions de l'environnement.

Une biologie

des différences individuelles

Un grand nombre d'études réalisées visent à expliquer les différences de tempérament en recherchant des mécanismes biologiques sous-jacents. Beaucoup d'études sont fondées sur les deux grandes dimensions d'Eysenck (1976) : extraversion / introversion et neuroticisme. Les éléments communs à un grand nombre de recherches qui tentent d'expliquer ces deux dimensions à la fois sont les processus d'activation. Tout un ensemble de travaux se concentre, en effet, sur les concepts d'arousal, d'activation, de réactivité, et prend ses racines dans la tradition pavlovienne. D'autres théories complètent la quantification de ces processus d'activation indifférenciés par une approche plus qualitative et tiennent compte des aspects motivationnels des stimulations. Gray (1981) ajoutait déjà, à la notion de niveau optimum d'activation, des conceptions relatives aux systèmes de récompense et de punition ; il considérait que la sensibilité du système de punition est liée à l'existence d'anxiété (inhibition anxieuse) alors que la sensibilité au signal de récompense serait liée à l'existence d'une forte composante d'impulsivité.

De l'activation à l'effort

Un autre type d'études, qui constitue une perspective fructueuse de recherche sur la psychobiologie de la personnalité, s'inspire du paradigme de l'effort. D'une part parce que les troubles cognitifs observés au cours de plusieurs pathologies ont été mis en rapport avec la quantité d'effort nécessaire pour accomplir une tâche. Ensuite, parce que de récents résultats ont permis de dégager certaines dimensions plus sensibles à l'effort.

Les concepts de processus automatiques, contrôlés ou effortful reposent sur les modèles de traitement de l'information tels que les modèles en stades ou les modèles de ressources. Le modèle de Sanders intègre un niveau énergétique aux étapes "computationnelles" du traitement de l'information. L'effort mental y rend compte de l'allocation de ressources nécessaires à l'accomplissement d'une tâche. D'autres auteurs ont proposé une distinction entre processus cognitifs automatiques et contrôlés (Posner et Snyder 1975). Les premiers seraient effectués rapidement, en parallèle, en dehors du champ de la conscience. Les seconds seraient volontaires, plus lents, demandant un effort mental, et fort consommateurs de ressources attentionnelles. De nombreux résultats ont été interprétés à la lumière de ces hypothèses, laissant apparaître un consensus sur l'existence, dans la dépression, de déficits dans des tâches qui demandent un effort important, alors que les tâches plus automatiques seraient préservées (Weingartner, 1981). Pourtant, plusieurs études récentes n'ont pas pu répliquer ces résultats (Golinkoff 1989, Austin, 1992), amenant certains auteurs à remettre en question la relation entre dépression et "processus effortful" (Watts, 1990). La difficulté pour définir des concepts tels que ceux d'effort et d'automaticité ne facilite pas l'interprétation des résultats : la notion d'effort mental est difficile à préciser et relativement liée à celle de motivation ou même d'humeur. Il en résulte plusieurs niveaux d'interprétation permettant de rendre compte des perturbations cognitives observées dans la dépression :

Finalement, l'idée émergent d'expériences plus récentes est que le déficit des patients déprimés dans des tâches demandant un effort n'implique pas nécessairement un déficit des processus contrôlés.

En effet, les profils électrophysiologiques des patients déprimés semblent varier en fonction de la symptomatologie. Les résultats obtenus par Partiot (1994) et Pierson (1996) permettent de distinguer le déficit de déprimés ralentis-émoussés de celui de déprimés anxieux-impulsifs et hyperexpressifs. L'onde P3a, d'origine fronto-centrale, générée quand la stimulation provoque une réaction involontaire de l'attention, indexe des processus de type automatique. Cette onde apparaît relativement abolie chez les déprimés avec déficit émotionnel, en opposition aux déprimés impulsifs.

Pourtant, les deux groupes ne diffèrent pas en ce qui concerne l'onde P3b (onde pariéto-occipitale indexant des processus contrôlés). L'anxieux-impulsif semble donc suppléer son déficit énergétique au moyen des processus automatiques. Au contraire, le déprimé déficitaire ne semble pas en mesure de maintenir l'équilibre entre ces processus automatiques et processus contrôlés.

Anhédonie et effort mental

L'existence d'un déficit de l'effort mental dans certains sous-types de la dépression, liés au déficit émotionnel (anhédonie, émoussement affectif) a été le point de départ d'une étude sur la personnalité anhédonique, cherchant à évaluer les relations entre la dimension anhédonie et les mécanismes d'effort mental.

Des expériences mettant en jeu l'attention visuelle focalisée, et l'attention divisée ont été réalisées chez des sujets sains anhédoniques en comparaison avec des sujets sains non anhédoniques, pendant un enregistrement de potentiels évoqués.

Les résultats consistent en une diminution d'amplitude de l'onde P300 et une augmentation de sa latence chez les anhédoniques par rapport aux hédoniques. Ils indiquent que dès que la demande en ressources attentionnelles s'accroît (focalisée vs divisée), les stratégies cognitives se modifient, entraînant chez les anhédoniques des difficultés à mettre en oeuvre des processus contrôlés.

En particulier, les résultats sont expliqués au regard de la présence, sur les tracés des sous-composantes de la P3, la P3a (reflétant le traitement automatique de l'information) et la P3b (reflétant le traitement contrôlé, Squires, 1978). En ce qui concerne les amplitudes, les résultats présentent des similarités avec ceux obtenus chez des déprimés caractérisés par un déficit émotionnel (Partiot et al, 1994).

Les sujets anhédoniques utiliseraient des processus contrôlés supplémentaires là où les hédoniques utilisent préférentiellement un traitement automatique. Quand la demande en ressources attentionnelles s'accroît, les stratégies cognitives se modifient, entraînant chez les anhédoniques des difficultés à mettre en oeuvre des processus contrôlés. Nos résultats sont en faveur de l'hypothèse d'une modification, chez des sujets sains ayant un déficit émotionnel (en dehors d'un cadre pathologique), de l'équilibre entre processus automatiques et processus contrôlés.

Conclusion

Les travaux effectués dans ces nouvelles perspectives permettant de relier un fonctionnement psychophysiologique et cognitif à des caractéristiques émotionnelles se multiplient. Le retour aux notions de la psychologie, ou leur relecture à la lumière des progrès de la connaissance dans les domaines des neurosciences, permettent d'aborder ces notions anciennes avec un éclairage théorique et des outils expérimentaux tout à fait nouveaux. Une telle approche psychobiologique des traits, en y intégrant tous les acquis de la modernité dans les domaines de la neurobiologie du comportement, peut représenter une nouvelle interface entre les chercheurs et les cliniciens. Le degré de liberté supplémentaire, offert par la variété de l'expression comportementale et émotionnelle correspondant à un même tempérament, autorise une compatibilité nouvelle entre l'inné et l'acquis. Une porte pourrait ainsi s'ouvrir, pour un dialogue entre la communauté des expérimentalistes et celle des psychiatres et chercheurs cliniciens.

* Pavillon Clérambault - Hôpital de la Salpêtrière - 47, Bd de l'Hôpital - 75651 Paris Cedex 13

Références Bibliographiques

  • Le Moal M., Jouvent R. Psychobiologie, modèles expérimentaux et psychopathologie, Rev. Int. Psychopathologie 1992, 8, 571-88

  • Partiot A., Pierson A., Renault B., Widlöcher D, Jouvent R. Traitement automatique de l'information, système frontal et émoussement affectif. L'Encéphale. 1994; 20 : 511-519.

  • Pierson A., Ragot R., Van Hoof J., Partiot A., Renault B., Jouvent R. Heterogeneity of information processing alterations according to dimensions of depression : An event related potentials study. Biological Psychiatry 1996.; 40: 98-115.

  • Shiffrin R.M., Schneider W. Controlled and automatic human information processing: detection, search and attention. Psychol. Rev. 1977; 84: 127-190.



La psychopathologie cognitive

J-M Danion

Unité INSERM 405

Les sciences cognitives regroupent un ensemble de disciplines telles que la psychologie cognitive, la linguistique, la neurobiologie, l'intelligence artificielle et la philosophie autour d'une problématique commune : comprendre comment l'information est traitée par le cerveau, c'est-à-dire comment elle est perçue, mémorisée, manipulée, transformée et finalement restituée. Les pathologies psychiatriques (psychoses aiguës et chroniques, dépressions et autres pathologies de l'affectivité, manifestations psychiques d'origine organique notamment), la prise de substances toxiques (drogues), mais aussi de médicaments psychotropes s'accompagnent fréquemment de troubles de la perception, de la mémoire, du raisonnement et du jugement (Curran, 91 ; Goldberg et Gold, 95). La psychopathologie cognitive est une discipline nouvelle, née du constat des limites des approches psychiatriques traditionnelles. Elle se propose d'appliquer les concepts et les méthodes des sciences cognitives à l'étude de ces troubles. Son ambition n'est pas seulement de décrire et de comprendre ces troubles ; plus fondamentalement, elle est aussi de faire de leur étude un moyen privilégié pour mieux connaître, et donc mieux traiter, les pathologies psychiatriques elles-mêmes. En retour, l'analyse des altérations cognitives qui accompagnent les pathologies psychiatriques est susceptible de mettre à l'épreuve les théories du fonctionnement cognitif normal, notamment dans les relations de celui-ci avec la conscience, les émotions et le contrôle de l'action. La psychopathologie cognitive devrait ainsi contribuer à enrichir nos connaissances sur le fonctionnement cognitif du sujet normal (Danion et al, 96)

Limites des approches

psychiatriques traditionnelles

A l'heure actuelle, la recherche sur les troubles psychiques se heurte aux limites conceptuelles et méthodologiques des approches psychiatriques traditionnelles. En effet, les symptômes cliniques sont par essence comportementaux. Ils sont la résultante de multiples facteurs : biologiques, psychologiques, sociaux et/ou culturels. Ces facteurs déterminent la symptomatologie clinique dans des proportions variables d'un patient à l'autre. De plus, ils interagissent entre eux. Par voie de conséquence, des symptômes en apparence semblables peuvent s'expliquer par des mécanismes différents et des symptômes en apparence différents peuvent reposer sur un même mécanisme. Dans la mesure où aucune procédure ne permet à l'heure actuelle d'évaluer le rôle joué par chacun de ces facteurs, les différences entre individus, pourtant si importantes pour le psychiatre qui fait de chaque patient un être unique, ne peuvent être prises en compte par les approches classiques. En définissant une maladie sur la seule base des symptômes cliniques, le chercheur risque de constituer des groupes hétérogènes de patients et donc de voir sa démarche échouer.

Par ailleurs, les tentatives plus récentes de la psychiatrie biologique, visant à expliquer les symptômes cliniques directement par l'anomalie d'une région cérébrale, d'un neuromédiateur ou d'un gène particulier, n'échappent pas non plus à la critique. Ces tentatives ne permettent pas une approche intégrée de la neurobiologie et de la clinique : elles ne font qu'amalgamer des niveaux d'observation et d'analyse trop éloignés les uns des autres. Parce qu'elles négligent les niveaux intermédiaires, elles ne peuvent pas établir de véritables relations de cause à effet.

Le recours aux sciences cognitives

En empruntant ses concepts et ses méthodes aux sciences cognitives, la psychopathologie cognitive est l'une des approches susceptibles de renouveler la recherche en psychiatrie. Ce faisant, elle se veut pragmatique : parmi les très nombreux modèles de la cognition proposés par les spécialistes des sciences cognitives, certains se révèlent plus utiles que d'autres pour le psychiatre. Le choix du ou des modèles de référence dépend essentiellement du type de troubles étudiés.

Les pathologies psychiatriques se caractérisent par des troubles du comportement, ainsi que par des perturbations relationnelles et affectives. La psychopathologie cognitive s'intéresse donc aux fonctions cognitives les plus complexes (Huron et al, 95) et à leurs interactions avec les émotions et le contrôle de l'action. Les mécanismes par lesquels les fonctions cognitives les plus complexes sont perturbées ne sont pas à rechercher nécessairement au niveau le plus élaboré du traitement de l'information ; il est aujourd'hui établi qu'ils peuvent correspondre à la perturbation d'opérations cognitives élémentaires (Rizzo et al, 96). Dans d'autres cas, une atteinte des fonctions cognitives les plus complexes se révèle être non la cause, mais la conséquence d'une pathologie psychiatrique. La tâche du chercheur est donc de déterminer si les altérations cognitives qu'il décrit sont primaires ou secondaires à la pathologie.

Les objectifs

de la psychopathologie cognitive

De l'analyse qui vient d'être faite, découlent pour la psychopathologie cognitive un certain nombre d'objectifs. Le premier est de décrire les troubles cognitifs qui accompagnent les pathologies psychiatriques et la prise de substances psychotropes, et d'en comprendre les mécanismes ainsi que les répercussions en clinique et dans la vie quotidienne des patients. Il ne peut être atteint qu'en utilisant des modèles théoriques suffisamment sophistiqués pour permettre de formuler des hypothèses précises et d'élaborer des méthodes d'évaluation appropriées.

Le deuxième objectif est de rattacher les troubles cognitifs, d'une part aux symptômes cliniques, et d'autre part aux anomalies neurobiologiques. Dans cette perspective, délibérément intégrative, les processus cognitifs constituent un niveau d'analyse intermédiaire entre les niveaux clinique et neurobiologique, et leur étude pourrait permettre la mise en place de passerelles entre clinique et neurobiologie. A cet égard, les moyens actuels d'imagerie cérébrale fonctionnelle (tomographie par émission de positons, résonance magnétique nucléaire) devraient constituer des outils puissants pour établir des corrélations entre des troubles cognitifs définis et des anomalies de régions cérébrales particulières.

Le troisième objectif découle du précédent. Il s'agit de construire et de valider des modèles pharmacologiques, animaux ou informatiques d'un trouble cognitif. Comme dans les autres branches de la médecine, la modélisation en psychiatrie devrait s'avérer très utile pour comprendre les pathologies. A l'évidence, il ne s'agit pas de modéliser chez l'animal des symptômes cliniques (que serait un rat schizophrène ?). Il s'agit de modéliser un trouble cognitif, par exemple un trouble de la mémoire, que l'on considère comme essentiel à la compréhension des symptômes cliniques. Cette approche repose sur le postulat de l'existence d'une continuité, de l'animal à l'homme, de certains processus cognitifs, de même que l'on postule une continuité du substrat neurobiologique. Elle devrait permettre de déterminer les régions cérébrales et les neuromédiateurs impliqués dans le trouble cognitif qui fait l'objet de la modélisation, ainsi que de faire progresser la recherche sur les traitements médicamenteux.

Le dernier objectif enfin est d'ordre thérapeutique. Il s'agit de développer des techniques de réhabilitation cognitive, à l'image de celles aujourd'hui disponibles pour rééduquer certains patients atteints de lésions cérébrales. Compte tenu de l'efficacité limitée des traitements médicamenteux actuels, les besoins dans le domaine de la réhabilitation, notamment des patients schizophrènes, sont immenses. Pour être rationnelles, ces techniques doivent s'appliquer à des tâches qui ont une pertinence dans la vie quotidienne des patients et dont la perturbation obéit à un mécanisme qui a pu être identifié.

La psychopathologie cognitive n'en étant encore qu'à ses débuts, ces objectifs peuvent apparaître excessivement ambitieux. Les progrès récemment enregistrés par cette discipline dans les domaines de la schizophrénie, de la dépression ou dans l'étude des effets cognitifs des tranquillisants témoignent cependant de ce qu'ils ne sont pas irréalistes (Danion et al, 96). Le caractère souvent dramatique des troubles cognitifs qui accompagnent certaines pathologies psychiatriques justifie pleinement que la psychopathologie cognitive poursuive et amplifie son effort de recherche. J.M. D.

Références Bibliographiques

Curran HV. Benzodiazepines, memory and mood : a review. Psychopharmacology, 91, 105 : 1-8

Danion JM, Weingartner H., Singer L., Is cognitive psychopathology plausible ? Illustrations from memory research, Can J. Psychiatry, 96, 41 (suppl. 1) : SS-S13

Goldberg TE, Gold JM, Neurocognitive functioning in patients with schizophrenia. In : Bloom FE, Kupfer DJ eds. Psychopharmacology ; the fourth generation of progress. New York : Raven Press, 1995

Huron C, Danion JM, Giacomoni F, Grangé D, Robert P, Rizzo L, Imparment of recognition memoy with, but not without, conscious recollection in schizophrenia. Am. J. Psychiatry, 95, 152 (12) ; 1737-1742

Rizzo L, Danion JM, Van Der Linden M, Grangé D, Rohmer JG, Impairment of memory for spatial context in schizophrenia. Neuropsychology, 96, 10 (3) , 376-384