UNITE INSERM 405

La psychopathologie cognitive

J-M Danion

Les sciences cognitives regroupent un ensemble de disciplines telles que la psychologie cognitive, la linguistique, la neurobiologie, l'intelligence artificielle et la philosophie autour d'une problématique commune : comprendre comment l'information est traitée par le cerveau, c'est-à-dire comment elle est perçue, mémorisée, manipulée, transformée et finalement restituée. Les pathologies psychiatriques (psychoses aiguës et chroniques, dépressions et autres pathologies de l'affectivité, manifestations psychiques d'origine organique notamment), la prise de substances toxiques (drogues), mais aussi de médicaments psychotropes s'accompagnent fréquemment de troubles de la perception, de la mémoire, du raisonnement et du jugement (Curran, 91 ; Goldberg et Gold, 95). La psychopathologie cognitive est une discipline nouvelle, née du constat des limites des approches psychiatriques traditionnelles. Elle se propose d'appliquer les concepts et les méthodes des sciences cognitives à l'étude de ces troubles. Son ambition n'est pas seulement de décrire et de comprendre ces troubles ; plus fondamentalement, elle est aussi de faire de leur étude un moyen privilégié pour mieux connaître, et donc mieux traiter, les pathologies psychiatriques elles-mêmes. En retour, l'analyse des altérations cognitives qui accompagnent les pathologies psychiatriques est susceptible de mettre à l'épreuve les théories du fonctionnement cognitif normal, notamment dans les relations de celui-ci avec la conscience, les émotions et le contrôle de l'action. La psychopathologie cognitive devrait ainsi contribuer à enrichir nos connaissances sur le fonctionnement cognitif du sujet normal (Danion et al, 96)

Limites des approches

psychiatriques traditionnelles

A l'heure actuelle, la recherche sur les troubles psychiques se heurte aux limites conceptuelles et méthodologiques des approches psychiatriques traditionnelles. En effet, les symptômes cliniques sont par essence comportementaux. Ils sont la résultante de multiples facteurs : biologiques, psychologiques, sociaux et/ou culturels. Ces facteurs déterminent la symptomatologie clinique dans des proportions variables d'un patient à l'autre. De plus, ils interagissent entre eux. Par voie de conséquence, des symptômes en apparence semblables peuvent s'expliquer par des mécanismes différents et des symptômes en apparence différents peuvent reposer sur un même mécanisme. Dans la mesure où aucune procédure ne permet à l'heure actuelle d'évaluer le rôle joué par chacun de ces facteurs, les différences entre individus, pourtant si importantes pour le psychiatre qui fait de chaque patient un être unique, ne peuvent être prises en compte par les approches classiques. En définissant une maladie sur la seule base des symptômes cliniques, le chercheur risque de constituer des groupes hétérogènes de patients et donc de voir sa démarche échouer.

Par ailleurs, les tentatives plus récentes de la psychiatrie biologique, visant à expliquer les symptômes cliniques directement par l'anomalie d'une région cérébrale, d'un neuromédiateur ou d'un gène particulier, n'échappent pas non plus à la critique. Ces tentatives ne permettent pas une approche intégrée de la neurobiologie et de la clinique : elles ne font qu'amalgamer des niveaux d'observation et d'analyse trop éloignés les uns des autres. Parce qu'elles négligent les niveaux intermédiaires, elles ne peuvent pas établir de véritables relations de cause à effet.

Le recours aux sciences cognitives

En empruntant ses concepts et ses méthodes aux sciences cognitives, la psychopathologie cognitive est l'une des approches susceptibles de renouveler la recherche en psychiatrie. Ce faisant, elle se veut pragmatique : parmi les très nombreux modèles de la cognition proposés par les spécialistes des sciences cognitives, certains se révèlent plus utiles que d'autres pour le psychiatre. Le choix du ou des modèles de référence dépend essentiellement du type de troubles étudiés.

Les pathologies psychiatriques se caractérisent par des troubles du comportement, ainsi que par des perturbations relationnelles et affectives. La psychopathologie cognitive s'intéresse donc aux fonctions cognitives les plus complexes (Huron et al, 95) et à leurs interactions avec les émotions et le contrôle de l'action. Les mécanismes par lesquels les fonctions cognitives les plus complexes sont perturbées ne sont pas à rechercher nécessairement au niveau le plus élaboré du traitement de l'information ; il est aujourd'hui établi qu'ils peuvent correspondre à la perturbation d'opérations cognitives élémentaires (Rizzo et al, 96). Dans d'autres cas, une atteinte des fonctions cognitives les plus complexes se révèle être non la cause, mais la conséquence d'une pathologie psychiatrique. La tâche du chercheur est donc de déterminer si les altérations cognitives qu'il décrit sont primaires ou secondaires à la pathologie.

Les objectifs

de la psychopathologie cognitive

De l'analyse qui vient d'être faite, découlent pour la psychopathologie cognitive un certain nombre d'objectifs. Le premier est de décrire les troubles cognitifs qui accompagnent les pathologies psychiatriques et la prise de substances psychotropes, et d'en comprendre les mécanismes ainsi que les répercussions en clinique et dans la vie quotidienne des patients. Il ne peut être atteint qu'en utilisant des modèles théoriques suffisamment sophistiqués pour permettre de formuler des hypothèses précises et d'élaborer des méthodes d'évaluation appropriées.

Le deuxième objectif est de rattacher les troubles cognitifs, d'une part aux symptômes cliniques, et d'autre part aux anomalies neurobiologiques. Dans cette perspective, délibérément intégrative, les processus cognitifs constituent un niveau d'analyse intermédiaire entre les niveaux clinique et neurobiologique, et leur étude pourrait permettre la mise en place de passerelles entre clinique et neurobiologie. A cet égard, les moyens actuels d'imagerie cérébrale fonctionnelle (tomographie par émission de positons, résonance magnétique nucléaire) devraient constituer des outils puissants pour établir des corrélations entre des troubles cognitifs définis et des anomalies de régions cérébrales particulières.

Le troisième objectif découle du précédent. Il s'agit de construire et de valider des modèles pharmacologiques, animaux ou informatiques d'un trouble cognitif. Comme dans les autres branches de la médecine, la modélisation en psychiatrie devrait s'avérer très utile pour comprendre les pathologies. A l'évidence, il ne s'agit pas de modéliser chez l'animal des symptômes cliniques (que serait un rat schizophrène ?). Il s'agit de modéliser un trouble cognitif, par exemple un trouble de la mémoire, que l'on considère comme essentiel à la compréhension des symptômes cliniques. Cette approche repose sur le postulat de l'existence d'une continuité, de l'animal à l'homme, de certains processus cognitifs, de même que l'on postule une continuité du substrat neurobiologique. Elle devrait permettre de déterminer les régions cérébrales et les neuromédiateurs impliqués dans le trouble cognitif qui fait l'objet de la modélisation, ainsi que de faire progresser la recherche sur les traitements médicamenteux.

Le dernier objectif enfin est d'ordre thérapeutique. Il s'agit de développer des techniques de réhabilitation cognitive, à l'image de celles aujourd'hui disponibles pour rééduquer certains patients atteints de lésions cérébrales. Compte tenu de l'efficacité limitée des traitements médicamenteux actuels, les besoins dans le domaine de la réhabilitation, notamment des patients schizophrènes, sont immenses. Pour être rationnelles, ces techniques doivent s'appliquer à des tâches qui ont une pertinence dans la vie quotidienne des patients et dont la perturbation obéit à un mécanisme qui a pu être identifié.

La psychopathologie cognitive n'en étant encore qu'à ses débuts, ces objectifs peuvent apparaître excessivement ambitieux. Les progrès récemment enregistrés par cette discipline dans les domaines de la schizophrénie, de la dépression ou dans l'étude des effets cognitifs des tranquillisants témoignent cependant de ce qu'ils ne sont pas irréalistes (Danion et al, 96). Le caractère souvent dramatique des troubles cognitifs qui accompagnent certaines pathologies psychiatriques justifie pleinement que la psychopathologie cognitive poursuive et amplifie son effort de recherche. J.M. D.

Références Bibliographiques

Curran HV. Benzodiazepines, memory and mood : a review. Psychopharmacology, 91, 105 : 1-8

Danion JM, Weingartner H., Singer L., Is cognitive psychopathology plausible ? Illustrations from memory research, Can J. Psychiatry, 96, 41 (suppl. 1) : SS-S13

Goldberg TE, Gold JM, Neurocognitive functioning in patients with schizophrenia. In : Bloom FE, Kupfer DJ eds. Psychopharmacology ; the fourth generation of progress. New York : Raven Press, 1995

Huron C, Danion JM, Giacomoni F, Grangé D, Robert P, Rizzo L, Imparment of recognition memoy with, but not without, conscious recollection in schizophrenia. Am. J. Psychiatry, 95, 152 (12) ; 1737-1742

Rizzo L, Danion JM, Van Der Linden M, Grangé D, Rohmer JG, Impairment of memory for spatial context in schizophrenia. Neuropsychology, 96, 10 (3) , 376-384