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LOS PARADIGMAS EN PSIQUIATRIA

A la inciativa del Círculo de Estudios Psiquiátricos Henri Ey del Hospital Ste. Anne tuvo lugar el 27 de Marzo de 1999 en la Salle Magnan de dicho hospital, una conferencia-debate alrededor del libro del Profesor Georges Latéri-Laura:
"Essai sur les paradigmes de la psychiatrie moderne", Ed. du Temps, Paris, 1998, 286p.

Bajo las presidencias de los Doctores Thierry Trémine (Aulnay ss Bois) y Robert-Michel Palem (Perpignan), intervinieron los discutentes siguientes:

Dr Thierry Trémine (Aulnay ss Bois)

Dr RM Palem (Perpignan)

Una Historia más de la psiquiatría? Sin duda, aunque el autor lo niegue, pero una de las mejores. "No existe una historia de la psiquiatría" afirma el autor, pero "todo es historia" (Levi-Strauss). Esta historia no termina nunca y el DSM no puede pretender ser el "fin de la historia" de la psiquiatría. Que sus defensores amnésicos lo sepan... Ver el texto completo (en francés)

Patrice Belzeaux (Perpignan)

...debo, para empezar, hacerle una confesión: vuestra obra me interesó mucho, y como me ocurre a menudo en tales circunstancias, empecé su lectura por el final... Debo decirle que lo que retuvo mi atención es el  riesgo que usted toma como historiador, de tratar de la historia de la psiquiatría desde sus comienzos con Pinel hasta nuestra época. Ya que eso, como usted lo sabe mejor que nadie, plantea el problema de la autonomía del trabajo histórico en relación a las cuestiones que nuestra época plantea. O para formularlo como pregunta: existe una historia (de la psiquiatría) independiente de la idea o grupo de ideas que uno se forma a partir de lo que es su presente o de lo que debería ser en el futuro?...Ver Texto Completo (en francés)

Saïd Chebili (Paris)

Eduardo T. Mahieu (Aulnay ss Bois)

...La noción de paradigma oculta, en cierto modo, las profundas divisiones y enfrentamientos de un período dado, de un cuerpo psiquiátrico que está lejos de realizar la unidad que Kuhn les presta a los científicos. De ese modo, la diversidad de lo múltiple pasa a segundo plano, detrás de la unidad del paradigme...Ver Texto Completo (en francés)

Intervention de P. Belzeaux

Cher monsieur Lanteri Laura,

je dois pour commencer vous faire un aveu: votre ouvrage m'a beaucoup intéressé, et comme il m'arrive souvent en pareille circonstance, j'ai débuté sa lecture par la fin... Je dois donc dire que ce qui a retenu mon attention c'est le risque que vous preniez, comme historien, de mettre au travail l'histoire de la psychiatrie de ses débuts avec Ph. Pinel jusqu'à et y compris notre époque. Car cela, vous le savez mieux que tout autre, pose le problème de l'autonomie de la démarche historique par rapport aux questions soulevées par notre époque. Ou bien, pour dire les choses sous forme de question: existe-t-il une histoire (de la psychiatrie) qui soit totalement indépendante de l'idée ou du groupe d'idées que l'on se fait de ce qu'elle est dans son présent ou de ce qu'elle devrait être dans le futur?

J'ai été bien puni de ma démarche inélégante à l'endroit du travail de construction de l'auteur, quand j'ai rencontré à la fin de votre ouvrage un chapitre nommé "Incertitudes" (p 219) dans lequel vous écrivez: "Les élucidations précédentes nous conduisent peu à peu vers un noyau de doutes et d'opinions flottantes, bien qu'il pourrait paraître peut-être malencontreux qu'un peu plus de deux cents pages ne nous conduisissent point à davantage de certitudes."(221-222)

"Sauf abus de connaissance, nous ne savons rien de ce que pourrait être le paradigme de la psychiatrie depuis le dernier quart de notre XX° siècle. Après tout, nous dirions volontiers : tant pis pour nous."

Mais cette question: Peut-on se tenir dans ce lieu idéal, lui même hors de l'histoire, de ses courants et de ses tendances et dresser à partir de là une histoire dégagée de tout ce qui constitue son monde? Question pressante pour moi m'a incité à reprendre votre livre dans son ordre naturel.

 

ll m'est apparu que tout votre effort a consisté, à chaque investigation, réflexion, conclusion ou absence de conclusion, à montrer qu'une histoire de ce type était envisageable avec toutes les limitations et imperfection d'un tel idéal, mais qu'engagé dans ce travail, il était possible d'éviter les pièges désormais classiques de la justification par l'histoire de la conception psychiatrique que l'on entend défendre, et qui consiste entre autre dans la recherche des précurseurs qui avaient déjà tout compris, dans la découverte d'un sens caché à l'histoire qui correspond justement à ce que nous défendons actuellement et à la position de vérité hégémonique dans laquelle se trouve l'auteur d'une telle démarche. Toutes ces données font partie de réflexions précises et concises dans l'ouvrage que vous nous donnez, qq unes purement théoriques d'autres beaucoup plus ciblées. Et l'on peut y entendre sans forcer le moins du monde votre texte, un écho toujours présent de votre réserve à l'égard de la démarche historique de notre maître H. Ey, d'ailleurs commentée, argumentée et fortement critiquée dans un texte d'Henri Bernard paru en 1983 dans le premier N° de la Revue Internationale d'Histoire de la Psychiatrie.

Pour mener à bien ce type d'entreprise qui part des débuts de la psychiatrie jusqu'à l'actuel et problématique DSM, il m'est apparu d'une part qu'il vous fallait un constant "soucis méthodologique" que vous allez exposer dans la première partie de votre ouvrage, et d'autre part qu'il était nécessaire de sortir du cadre traditionnel de l'histoire pour s'engager dans celui de l'épistémologie. Je voudrai reprendre votre réflexion à ce sujet sous la forme d'une suite de propositions fermes et parfois décapantes. Vous écrivez:

1°)"Tout est histoire" et vous citez Cl. Levis Strauss dont la lecture de certaines pages fut déterminante pour vous, locution qui, appliqué à la clinique, nous montre qu'au niveau le plus élémentaire du recueil des données de l'examen, l'histoire de notre discipline est constamment présente de façon intrinsèque, ce qui est un des thèmes les plus présents dans votre ouvrage: "pour que de tels éléments figurent comme signes possibles, il faut que préexiste une sémiologie psychiatrique qui les ait identifiés comme tels dans un passé qui compte toujours, mais aussi que nous en ayons fait l'apprentissage, même dans le cas où nous ne connaîtrions pas clairement leur origine...

"Ce présent sémiologique qui n'existerait pas sans ce passé, passé dont nous pouvons connaître la chronique, que nous pouvons feindre d'oublier ou de n'en avoir rien su, mais qui reste cependant la condition de possibilité de notre pratique." p19

 

"En bref, il ne saurait exister ni examen psychiatrique, ni discussion diagnostique, sans la présence en arrière plan de certains aspects de l'histoire de la psychiatrie." p19

 

Les prises de positions deviennent plus précises encore: ceux qui ne veulent retenir que "la valeur sémantique du signe, valant pour lui-même et en lui même", en seront pour leur frais car une clinique qui se constituerait par l'oubli de son passé, de sa formation et qui tiendrait "cet oubli pour garant de son objectivité, se trompent" et ignorent tout à fait ce qu'est et ce qu'a toujours été la clinique psychiatrique, qu'elle n'a rien d'éternel et qu'elle continue à changer par enrichissement et remise en question"p22 (sans qu'à ce moment de l'ouvrage ne soit évoqué le terme de DSM c'est bien sûr lui qui est visé au sein de cette discussion méthodologique: il n'y a pas de savoir clinique anhistorique, athéorique).

 

 

2°) "Il n'existe pas d'histoire de la psychiatrie" p27:

à savoir:" comment une histoire peut l'être, sans constituer une histoire complète et totale, ce que rien ni personne n'a jamais pu réaliser?"

Il n'y a pas de possibilité d'histoire continue et unilinéaire; au contraire l'histoire à plusieurs entrées, les théories, les pratiques, les institutions, les lois, permet de saisir les décalages existants et les paradoxes d'où surgissent des effets inattendus comme celui que vous avez isolé dans la Notion de Chronicité en psychiatrie.

Il n'existe ni origine simple et facilement datable, ni complexification progressive, comme aurait pu le laisser penser le modèle de l'embryologie.

A cet égard, le savoir psychiatrique n'est pas une succession linéaire d'ajouts de plus en plus complexes se déposant de manière cumulative, ou par adaptations tentaculaires aux problématiques du moment et aboutissant à une forme monstrueuse, mot qu'aurait employé Copernic à l'endroit du système de Ptolémée.

"Le savoir psychiatrique s'est constitué là où la médecine a estimée avoir qq chose à dire de ce que la culture à laquelle elle appartient entend par folie" p11

Ce savoir on doit le considérer comme une succession de structures mettant en jeu des "liens étroits entre théories, pratiques et institution, le savoir et le savoir faire"

ll n'y a pas non plus d'histoire aboutie; c'est ce que nous évoquions dans notre introduction.

 

Votre réflexion sur les conditions de possibilité d'une histoire des sciences en général psychiatrique en particulier part plus des travaux de votre maître G. Canguilhem que de G. Bachelard. et l'on trouvera dans sa fameuse conférence de Montréal de 1966 ("L'objet de l'histoire des sciences" in Etudes d'histoire et de philosophie des sciences, Paris Vrin, 1968) qq'uns des points forts que vous développez et que vous enveloppez de votre propre réflexion.

 

Mais ici vous abandonnez G. Canguilhem pour introduire après la notion de périodisation dans l'histoire, celle de "paradigme" que l'on doit à un scientifique Nord américain, très tôt converti à l'histoire des sciences, Thomas S. Khun, qui publie en 1962 au USA puis en 1970 (1972 pour la traduction en française) son ouvrage "La structure des révolutions scientifiques".

"Un paradigme est un ensemble de représentations cohérentes et corrélées entre elles, qui régulent pendant longtemps, de façon rationnelle, efficace et économique, la discipline qu'elles constituent"

"Un paradigme n'est pas une doctrine qui aurait dominée les autres de façon hégémonique. C'est une sorte de consensus qui peut recevoir confirmation et illustration sans d'ailleurs jamais en avoir véritablement besoin."

 

C'est à partir de ce point que nous allons entamer une discussion:

1) Il va de soi que l'importation de cette notion des sciences aux connaissances rigoureusement ordonnées par des théorèmes et équations mathématiques et s'interressant aux calculs des forces et des déplacements des astres, de la lumière, ou au poids atomique des particules, importation dans la description de la pathologie mentale au départ essentiellement descriptive et classificatoire n'est pas sans soulever qq interrogations de terminologie. Pourquoi ne pas avoir continué à employer le terme de structure, et pourquoi pas le terme d'épistémé?

 

2) Dans votre description des trois paradigmes qui s'étagent de l'automne 1793 avec Ph Pinel à l'automne 1977 avec la mort d'H. Ey, allant donc du paradigme de l'aliénation mentale (Pinel Esquirol, Georget, etc ), à celui des Maladies mentales avec JP Falret (et aussi Lassègue, Magnan, Sérieux, Capgras, etc .),jusqu'à celui des grandes structures psychopathologiques (Bleuler, Minkowski, Ey, etc), il n'apparaît pas que la deuxième condition que vous fixez avec T S Khun (un Paradigme n'est pas une doctrine...) soit totalement réalisée. Car à la lecture, ce qu'implique le P. de l'aliènation mentale semble déjà clairement défini par chacun des auteurs, comme ce qu'implique chacun des paradigmes suivant (pluralité des maladies mentales face à l'unité de l'aliénation et pour ce même P. isolement d'entités et recherche objective de symptômes conformément à l'avancée de l'Ecole de Paris, ou encore pour le troisième P. celui des grandes structures, approche globale, totalisante sur le modèle de la gestalt théorie avec mise en place de la psychopathologie clairement énoncée, diagnostic structural, etc), rien n'indique qu'il ne s'agisse pas là du triomphe de l'abord singulier de chacun des premiers auteurs des périodes que vous citez: Pinel, JP Falret, Bleuler. Sans négliger que les déterminations sont nettement plurielles, il est clair que l'histoire se déroule aussi par filiation de maître à élève et que la filiation Pinel, Esquirol, Georget, jusqu'à Falret qui la rompt après avoir beaucoup attendu, est un argument qui semble aller contre la distinction P.-théorie que vous soutenez. Nous savons aussi la dette et la référence explicite d'H. Ey à l'égard de Bleuler dont il traduit le texte princeps au tout début de son entrée en psychiatrie, etc. Nous pourrions résumer la question en disant que nos auteurs sont donc globalement d'accord sur le fond. Ceci d'ailleurs ne change pas grand chose à la commodité et à la clarté de votre exposé. De la même manière cette impression avait déjà surgie à la lecture du livre de Khun lorsque le système héliocentrique de Copernic remplace le géocentrique de Ptolémée, la combustion par l'oxygène de Lavoisier remplace la théorie du phlogistique et ainsi de suite. Khun à regret, écrit-il, ne peut se passer d'un Nom propre et du nom d'une théorie. Cependant cette remarque en amène une autre : il peut très bien arriver qu'une démarche théorique paraissant hégémonique à une période se généralise et finisse, enseignement oblige et autres facteurs, par trouver à la période suivante, un consensus peut-être oublieux des enjeux et des origines: nous aurions là la figure d'une théorie devenant paradigme. malgré ses efforts d'enseignement et la publication de son manuel en espagnol en portugais et en italien jusqu'en 1990, Ey n'a pas réussi à rendre sa théorie paradigmatique (comme il l'aurait souhaité) du moins pendant un temps qui le dépasse , par contre l'anhistorisme du DSM peut-il réussir à marginaliser les autres approches de la souffrance psychique, et à imposer le travail de la science normale, on peut légitimement l'imaginer et le redouter?

 

3)Nommer les P. par ce qu'il y a de plus essentiel dans les écrits même des auteurs cités fragilise donc la distinction paradigme-théorie. Voici un exemple différent d'emploi du terme de paradigme par un auteur proche de la psychiatrie, Michel Jouvet; dans une conférence qu'il donnait à Ste Anne il y a peu d'années au séminaire de psychiatrie biologique (pub en 1993, théraplix tome 23) sous le titre "Evolution des paradigmes sur le "rebond" du sommeil paradoxal". M. Jouvet expose ce phénomène de rebond du sommeil paradoxal après privation de sommeil et l'évolution de sa compréhension qui va d'abord prendre pour modèle analogique les phénomènes hydrauliques: si vous empêchez un écoulement d'eau au bas d'un tube vertical qui continue à se remplir, la hauteur d'eau va augmenter ainsi que la pression dans le tube et on aura les effets directs de l'accumulation à l'ouverture du tube en se faisant copieusement arroser. C'est sur ce modèle, loin du SNC et de ce que l'on en savait que s'est construite la recherche sur le rebond du SP. Pendant 50 ans on a pensé accumulation, donc accumulation de substance devenue substance hypnogène, on a fait des expériences, on en a trouvé une, on était content , (l'hypothèse était vérifiée) puis de nombreuses et ça perdait un peu de sa spécificité dit M Jouvet, puis on a trouvé des anomalies; l'expérimentation montrait des résultats ininterprétables et on devait remettre en question le paradigme hydraulique "quand un P. disparaît il y a tj une période de malaise parce qu'il n'y a rien pour le remplacer. pdt 5 ou 6 ans la neurophysiologie du sommeil a vécu entre l'abandon difficile de ce P. (l'accumulaton de facteurs hypnogènes) et rien. " Puis est venue l'idée du rôle du stress dans la suppression de sommeil et la recherche a pu continuer trouvant dans l'homéostasie un nouveau paradigme.

Si je cite cette conférence alors que je n'ai aucune compétence en neurophysiologie du sommeil c'est pour marquer la place de la représentation imaginaire plus ou moins consciente dans la conception du paradigme. Une idée mécanique simpliste permet de découvrir une succession de facteurs neuroendocriniens et nourrit la science pdt 50 ans, jusqu'à la période de crise et le changement de paradigme. Si dans la psychiatrie on nomme paradigme des éléments qui ne sont pas hétérogènes au discours psychiatrique mais apportés par lui (aliénation mentale unitaire, maladies mentales diverses, structures mentales globales), il apparaît que nous risquons de confondre les plans. Car sur quoi porte le consensus? sur les éléments de la théorie fondée en raison ou sur des éléments plus obscurs comme l'allégeance à un maître, un imaginaire Bachelardien plus ou moins méconnu ou encore sur des représentations voilées formant l'épistémé d'une époque. Cette question est sans doute la contre partie d'une grande qualité de l'ouvrage : s'en tenir à une "lecture" en évitant les extrapolations, interprétations et autres intellectualismes hasardeux. Tout est dit dans le texte même des auteurs qu'il suffit de lire avec l'attention requise dans une démarche sans préjugés.Nous aurons alors la définitions de nos paradigmes avec les mots des auteurs eux-mêmes.

Mais alors en contre partie, le paradigme sera sur le même plan que la théorie, légérement plus général mais sur le même plan.

Or cette définition ne s'accorde pas avec votre conclusion dans laquelle vous nous dîtes que "l'historien se situe à son tour dans une vision du monde (Dilthey) dont il se trouve à la fois l'habitant et le contemporain. Or, s'il essaie d'étudier cette vision du monde où il est, il éprouve la plus grande difficulté à la caractériser précisément comme cette vision du monde où il vit."p211 "..quand nous nous situons à son intérieur, nous avons le plus grand mal à savoir quelque chose de vraiment caractéristique d'un paradigme en tant que tel, et nous risquons le plus souvent de le rater, en lui substituant, presque à notre insu, une théorie ou une doctrine." p212

ll semble donc qu'il y ait une contradiction méthodologique entre d'une part une lecture des textes qui nomme paradigme ce que notaient déjà les auteurs (JP Falret est tout à fait conscient de sa rupture à l'égard de l'aliènation mentale, Bleuler rompt progressivement mais ouvertement avec la conception Kraepelinienne, Ey s'engage résolument dans la lutte contre les constitutions et contre le morcellement clinique du mécanicisme, ne méconnaît ni sa dette à l'égard de Jackson, de Janet, de Bleuler, de la gestalt, de la phénoménologie et de Freud) Il n'y a donc nulle méconnaissance de ces auteurs à l'égard de ce qu'ils produisent et de ce qu'il cherche, du moins au niveau clinique. Ils savent qu'ils ne veulent plus d'une certaine forme de théorie et de pratique. Ce qu'ils ne savent pas concerne leur postérité. Mais ils savent sur qui ils peuvent compter pour les soutenir et ils savent ce qu'ils soutiennent. Donc il eût fallu abandonner la "lecture phénoménologique" des auteurs et dégager un insu des auteurs pour pouvoir faire tenir en raison la conception du paradigme que l'on habite comme "représentation sans contenu dicernable" et admettre une part d'interpretation, d'au delà du texte même. à mettre en rapport avec d'autres textes de l'époque dans des registres peut-être éloignés, formant ce que M. Foucault a développé en 1963 sous le nom d'archéologie du regard médical dans sa "Naissance de la clinique".

 

Or ce travail vous le faites, mais sans en faire le thème essentiel de votre ouvrage, bien qu'il en soit une constante: La réflexion sur le signe médical que vous menez depuis de nombreuses années parcourt et entrelace vos connaissances. Il y a fort à parier que les auteurs n'ont pas poussé leur réflexions jusque dans ces changements qui affectent les rapports de la connaissance médicale à son objet, qu'ils n'ont pas eu le souci de changer cette dimension trop constituante du discours lui-même et qu'il s'agit là du véritable insu du sujet et peut-être de l'enjeu des paradigmes. Il ne me parait pas absurde de considérer que les trois paradigmes que vous introduisez dans l'histoire sont autant de manières différentes de concevoir le rapport des signes à ce qu'ils représentent. C'est une voie de recherche que vous avez déjà explorée, et l'on complétera avec profit, le présent ouvrage par ce que vous écriviez en 1991 dans "Psychiatrie et connaissance" (Sciences en situation).

Je ne peux, dans le cadre de ce travail,qu'exposer les grandes lignes de ce que vous avancez. La première des constatations touche évidemment aux rapports de la psychiatrie naissante puis constituée avec la médecine dont on ne saurait méconnaître la dimension sémiotique et les bouleversements qui ont eu lieu dans cette dimension même avec l'école de Paris au début du XIX°. La deuxième constatation indique que l'institution psychiatrique joue un rôle important dans la constitution du discours psychiatrique. Troisièmement, l'instance de la thérapeutique dépend d'une façon repérable de cette dimension sémiotique et évolue avec elle. Quatrièmement, si l'on peut considérer que le 'trésor sémiologique" s'est constitué de façon cumulative à travers les âges, il ne l'a pas été d'une façon uniforme, certaines périodes (le 1° P. de l'aliènation mentale et le 3°P.des grandes structures psychopathologiques) étant moins soucieuses de le produire que d'autres. Enfin, c'est sur un fond de débat implicite avec l'empirisme que va s'organiser le champ sémiotique psychiatrique.

"...s'en tenir strictement à l'observation des faits, et s'élever à une histoire générale et bien caractérisée de l'aliènation mentale, ce qui ne peut résulter que du rapprochement d'un grand nombre d'observations particulières, tracées avec grand soin durant le cours et les diverses périodes de la maladie, depuis son début jusqu'à sa terminaison. Mais...ne faut-il pas que les symptômes et les signes distinctifs dont on veut tracer l'ordre et la succession dans des cas particuliers aient été d'abord étudiés dans un grand hospice.." écrit Ph. Pinel en 1809 (p2-3). Ecrit ou l'on voit que l'observation stricte des faits et de leur régularité ne peut se faire sans la constitution de lieux réservés aux seuls aliénés et que cette observation doit conduire à l'essentiel: s'élever à une histoire générale de l'aliénation mentale. Nous avons donc d'une part: "production du savoir et spécificité de l'institution répondant à la même nécessité." (p52 psy et con.) et d'autre part: les quatre aspects que peut prendre l'aliénation mentale (manie, mélancolie, démence et idiotisme) ne sont pas quatre maladies mais "ce sont des apparences qui manifestent diversement cette aliénation mentale et dont il faut reconnaître les variétés..." p63 attitude qui se rattache directement à la médecine du XVIII° et éliminant de son champ la phrénitis fébrile tourne le dos à la médecine anatomo-clinique en train de naître. Démarche médicale donc où le signe désigne dans son regroupement une variété reconnaissable d'aliénation unique ce qui interdit stricto sensu de parler de nosographie et malgré l'observation stricte des faits interdit de parler de constitution de la sémiologie puisqu' "un signe pour exister comme signe doit s'opposer à un autre signe et renvoyer à des entités distinctes". Dans la suite Esquirol reprend la conception unitaire de l'aliènation mentale mais établit une distinction entre hallucinations et illusions que l'on peut considérer comme la première ébauche d'une sémiologie. Ce qui fonde donc le paradigme de l'aliénation mentale est le rapport des apparences diverses de l'observation à une entité unique: il faut donc étudier avec application et sérénité les apparences, et les décrire pour bien connaître leur variété d'expression. L'apparence vaut pour elle même et n'est pas trompeuse.

Déjà avec Bayle, qui, bien que fidèle à cette façon de voir, isolait à la fin de sa vie "une maladie à part" à partir de sa thèse de 1822 sur des causes symptomatiques de l'aliénation mentale qui n'était plus seulement idiopathique, cette constitution du signe va subir un coup de grâce avec JP Falret en 1854.

"On a voulu étudier la folie comme une maladie unique, au lieu de rechercher dans ce groupe si vaste et si mal limité, des espèces vraiment distinctes, caractérisées par un ensemble de symptômes et par une marche déterminée. Cette erreur fondamentale a été, à nos yeux, la plus fatale à l'avancement de la science ; elle a dominé la plupart des travaux de notre époque et l'on doit surtout s'efforcer de la combattre, si l'on veut imprimer à notre spécialité un mouvement progressif dans une voie différente »"... "Le progrès le plus sérieux qu'on puisse réaliser dans notre spécialité consistera dans 1a découverte d'espèces vraiment naturelles, caractérisées par un ensemble de symptômes physiques et moraux, et par une marche spéciale »" un signe va donc se différencier d'autant plus facilement d'un autre qu'il va signifier des entités distinctes et autonomes; les signes vont pouvoir se regrouper entre eux dans des "ensembles complexes" suivant l'expression de JP Falret et avoir des évolutions caractéristiques de telle ou telle affection dans le plus grand dédain pour les théories générales, se rattachant ainsi à l'état d'esprit de Sydenham (XVII°) et surtout à la percée objective de l'Ecole de Paris (Corvisard, Laennec, Trousseau,..). Dans une telle détermination l'apparence est considérée comme trompeuse ("il faut rechercher objectivement les signes, et ne pas se contenter d'être le sténographe des malades") et l'observation sereine va prendre le tour d'une recherche active, ce qui aura des conséquences dans l'abord des malades où plus tard le génie de la manoeuvre d'un de Clérambault trouvera à s'épanouir. On va produire un grand nombre de signes et un grand nombre de maladies. C'est l'age d'or de la sémiologie. C'est cette attitude mentale qui va caractériser le mieux le 2° paradigme des "maladies mentales". Et on peut comprendre qu'il puisse en persister de nos jours qq traces notamment dans l'espoir d'exaustivité qui anime certains types d'entretien directifs ou semi-directifs.

Avec Bleuler en 1911 le rapport du signe à l'apparence va à nouveau évoluer; comme vous le montrez, son discours clinique va mêler à la recherche des signes des considérations pathogéniques qui vont les déterminer en retour. "la clinique, s'inspire de conceptions non cliniques, dont elle dérive pour la plus grande partie."p138 "ll existe dans tous les cas une scission plus ou moins nette des fonctions psychiques" écrit Bleuler dans un type d'énoncé qui dépasse la clinique pour être proprement psychopathologique. Dés lors l'attitude envers le malade va, du fait de l'introduction d'une dimension psychopathologique être au plus près de ce qu'il est sensé vivre, de ce qui peut se passer en son fort intérieur même s'il n'en a absolument pas conscience. L'apparence n'est plus trompeuse; elle redevient une forme d'expression d'un processus occulte qui peut bien être unitaire (Histoire naturelle de la folie chez Ey) signalée par les symptômes primaires (Bleuler) ou négatifs (Ey) dont il y a lieu d'avoir une représentation articulée, tout en reconnaissant l'expression de la subjectivité du patient à travers les symptômes secondaires (Bleuler) ou positifs (Ey).

L'importance de la psychanalyse tient aussi à ce statut particulier du symptôme et revêt une forme encore accentuée: Chez Freud, "le registre de la sémiotique et celui de la pathogénie sont liés et fonctionnent corrélativement"(p98-99, psy et con.). Le symptôme parle de sa cause même. L'attitude thérapeutique sera celle d'une écoute de cette subjectivité et de sa parole bâillonnée. A cet égard on pourra s'étonner de l'absence de prise en considération de l'apport de Lacan dans votre ouvrage, alors même que tout votre effort de compréhension de la sémiologie se construit autour de la sémiotique donc du langage.

Il faut dire un mot de la problématique du signe chez Minkowski: critique de Bleuler il avance avec sa "perte du contact vital avec la réalité",(1926) une conception qui fait le signe "global unique et totalisant, équivalent d'une bonne forme, et opposé à la fragmentation sémiologique; mais il se présente autant comme signe que comme manifestation du processus morbide" p179 le domaine de la sémiologie tend à s'identifier au moins partiellement au domaine de la psychopathologie. le troisième paradigme est donc bien celui des grandes structures psychopathologiques mais au-delà, celui d'un rapport renouvelé du signe à la maladie: une nouvelle lecture du symptôme s'installe qui va tenir compte des deux paradigmes précédents et des apports phénoménologique et freudien: retour à une conception souventt unitaire du processus, (Ey, Lacan), recherche, qui peut-être active des signes de symptômes primaires et écoute du sujet et des variations d'expression de sa subjectivité dans la symptomatologie secondaire. Il en découle, nous semble-t-il, une fidélité à la médecine avec un respect de la subjectivité souffrante.

Ceci nous amène à la période actuelle dont les débuts coïncident à juste titre avec la disparition d'Henri Ey en 1977, mais aussi avec la publication en 1980 au USA puis en 1983 en France du DSM III. Vous montrez qu'il s'agit d'une nouvelle modification sémiotique: les signes ne renvoient plus qu'à eux-mêmes pris comme ensemble et la démarche qualifiée d'athéorique se veut résolument empirique (mot qui apparaît toutes les 3 lignes de l'introduction du DSM IV) (1996). Exit la psychopathologie, la métapsychologie et autre construction théorique ou hypothèses étiopathogéniques. les regroupements de signes sont syndromiques et les entités sont qualifiées de "trouble". Les définitions effacent l'histoire de la constitution du signe et le rapport qu'il a entretenu avec les conceptions globales ou particulières de l'époque de sa distinction. "D'une certaine manière, il ne s'agit plus de reporter le domaine des apparences cliniques à un autre domaine, celui des processus, mais de s'en tenir au registre pur et exclusif de l'immanence, se suffisant à elle-même et constituant sa propre épaisseur, comme une feuille parfaitement transparente et dépourvue de la moindre hauteur, rigoureusement plate et sans rien au dessous d'elle. C'était le titre d'un de nos articles de 1977 : « Immanence : le déni de la profondeur».écrivez-vous p219

Voilà donc cette histoire sémiotique rapidement retracée. Elle me semble dans l'ensemble des analyses que vous produisez la plus pertinente à rendre compte de la nature d'un paradigme. C'est un type de discours qui ordonne pour un temps le rapport l'homme à ce qu'il observe et lui donne une "vision du monde".

Dans cet esprit, il devient possible de décrire notre époque comme une période de crise de la psychiatrie, conformément à ce que défini T.S. Khun dans son analyse de l'histoire des sciences. Crise certes en rapport avec un épuisement du paradigme précédent qui n'était plus tout à fait satisfaisant et surtout s'appauvrissait et se gauchissait dans son emploi routinier (il est commode d'identifier les symptômes négatifs à des troubles déficitaires, et les symptômes positifs à des productions expansives, ce qui est totalement faux dans l'esprit des auteurs, mais il est vrai que Ey n'a pas suffisamment prêté attention à ce risque et donc à une définition plus précise en rapport avec la dialectique de la forme et du contenu, travail qu'il nous reste à faire), comme il est appauvrissant d'opérer une distinction binaire entre Névroses et psychoses, paradigme qui de même ne rendait plus assez de service dans la recherche et la psychopharmacologie exigent des cohortes correctement identifiée de malades. mais crise par la coexistence inconfortable de plusieurs types de discours, obligeant à des accomodations incessantes du rapport de l'homme à ce qu'il observe. Va-t-on tour à tour écouter, comprendre, expliquer, rester dans l'immanence, plonger dans la profondeur, unifier ou disséquer, sans compter évaluer et économiser. Crise donc produisant la montée de cet abord Statistique et informatisable des troubles mentaux, qui en retour alimente un malaise grandissant devant son extension hors du domaine de la recherche épidémiologique, et son risque hégémonique dans l'enseignement et l'administration qui y voit une aubaine de quantification des pratiques, et de rationalisation comptable des soins. Un des symptômes de cette crise que dénonce tous les éditoriaux des revues psychiatriques des praticiens publics et privés depuis plusieurs années, est d'ailleurs représentée par un intérêt croissant de personnalités venues d'horizons divers, psychiatres, psychanalystes, phénoménologues, sémioticiens, pour la sémiotique (et je pense là au travail fait par notre ami M. Ballat de Perpignan autour des signes de l'éveil du coma et de l'autisme, et sa reprise du problème de la sémiologie et du pragmatisme avec l'étude et la traduction des oeuvres de Pierce dont l'Université de Perpignan est dépositaire sous la houlette du Pr G. Déledale). mais je pense aussi comme symptôme de cette crise et de ce désarroi à la naissance de Cercles H. Ey, ici à Ste Anne et ailleurs en France et dans le Monde, comme à la naissance de l'Association pour la Fondation H. Ey.

Enfin la naissance d'associations pour l'histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse, la publication d'ouvrages et de revues d'histoire de la psychiatrie, le travail d'archives de RM Palem mon propre travail de mise à disposition sur internet par le site de la FFP des références des ouvrages historiques de la bibliothèque personnelle d'Henri Ey, aujourd'hui consultables et l'ambition un peu folle de créer un réseau de bibliothèques psychiatriques consultable sur la toile, ainsi que votre propre intérêt, sont certainement autant de réponse à cette crise. Une science en crise se penche toujours sur son passé pour y puiser de nouvelles forces. L'histoire donc comme préoccupation du moment. C'est peut-être la réponse à la question que je posai initialement. Non, il n'existe pas de lieu idéal qui soit dégagé de la constitution de son monde: la démarche historique n'est pas hors du monde mais fait partie de l'histoire de ce monde. On étudiera demain les écrits de G. Lanteri-Laura comme faisant partie des travaux engendrés par l'état de crise de la psychiatrie. et peut-être y verra-t-on un engagement militant, là ou une lecture hâtive ne faisait apparaître que le doute et l'incertitude.

Rien ne permet de dire ce que sera la psychiatrie de demain, ni ce que sera son nouveau paradigme, mais vous combattez, peut-être à armes inégales, dans cet affrontement de discours, pour maintenir une connaissance pleine de l'histoire et vous y réussissez avec bonheur. Votre livre est un beau livre, limpide et chatoyant d'intelligence et de passion mesurée, d'érudition maîtrisée qui donne à penser. Dans sa matérialité d'objet, c'est aussi une très grande réussite digne de votre pensée, puisqu'à la différence du précédent qui se perdait en feuillets détachables, il autorise plus d'une lecture, ce qui m'a été bien utile, et on ne peut qu'en féliciter l'éditeur et le directeur de collection Remi Tevissen.

Je vous remercie.

Intervention D'Eduardo Tomas Mahieu

SUR LES PARADIGMES EN PSYCHIATRIE - Autour du livre de G. Lantéri-Laura : "Essais sur les paradigmes de la psychiatrie moderne"

Eduardo T. Mahieu

 

Il faut bien commencer par-là, il est pour moi un honneur de prendre la parole dans cet amphithéâtre, qui en a entendu bien de meilleures, et ceci pour intervenir en tant que discutant du dernier livre de Georges Lantéri-Laura. Il faut certainement un peu de toupet, d'irrévérence ou simplement d'inconscience, mais lors des austères et laborieuses réunions du Cercle d'Etudes Henri Ey, où ce genre de décisions sont prises, je fus invité à le faire, grâce, en quelque sorte à ma "condition de jeune", ce qui va bien avec les premières exigences. Je mesure tout de même le trajet parcouru, lorsque, de lire et discuter avec mes amis, dans ma ville natale de Cordoba, des textes aussi importants que le Colloque de Bonneval sur l'Inconscient, et bien d'autres, (je ne vais pas retracer une trajectoire aussi connue et reconnue que celle de Georges Lantéri-Laura), voilà que je me trouve "discutant", ici même aujourd'hui. Cependant, je vais essayer de jouer le jeu, et de vous livrer ma lecture du livre, car comme le disait Borges, il y a autant de livres que de lecteurs...

Ce livre est consacré à l'emploi - il ne s'agit pas d'une application pure et simple mais "un usage un peu singulier" selon l'expression de l'auteur, de la notion de paradigme dont la référence principale le constitue l'oeuvre de Thomas Kuhn - l'application donc de cette notion à l'histoire de la psychiatrie. A partir de cette notion, une périodisation de l'histoire de la psychiatrie est proposée, avec l'érudition propre à Lantéri-Laura. Elle se déroule dans les limites de la culture occidentale, plus précisément l'Europe occidentale et les Etats Unis. Cette périodisation commence en 1793 avec l'arrivée de Pinel à Bicêtre, pour s'arrêter en 1977, date de la mort d'Henri Ey à Banyuls dels Aspres. La période actuelle reste sous le signe de l'interrogation, peut-être du fait que nous sommes "à l'intérieur" du paradigme, et qu'un paradigme serait alors repérable dans "l'après-coup".

Nous allons tenter de préciser la réflexion que cet ouvrage a imposée à notre esprit, et ceci à partir de l'éclairage qu'il jette sur une bonne partie de l'histoire de la psychiatrie moderne et d'autre part des questions que le livre pose, concernant notre actualité.

 

1. Que faut-il comprendre par paradigme ?

L'auteur souligne bien d'emblée ce qu'il ne faut pas comprendre par paradigme. D'abord, il ne s'agit pas d'une doctrine qui, à un certain moment et dans un certain contexte, viendrait s'opposer à d'autres plus ou moins antagonistes. Le paradigme n'est pas en contradiction synchronique, ni diachronique avec d'autres paradigmes. Il s'agit d'un "ensemble de représentations cohérentes et corrélées entre elles, qui régulent pendant longtemps, de façon rationnelle, efficace et économique, la discipline dont elles constituent précisément le paradigme"1.

Le paradigme est ainsi "ce qui unifie pendant une période plus ou moins longue toute une série de représentations théoriques et pratiques qui s'accommodent les unes les autres ou, d'ailleurs, s'excluent, tant que ce paradigme fonctionne effectivement"2. Il s'agit d'une logique de l'invariant, de ce qui unifie au-delà de l'opposition et du conflit. Ceci constitue peut être à la fois sa vertu et son défaut, car il est capable de donner une représentation simple, de la diversité de l'histoire de la psychiatrie, faite en règle générale de multiples contradictions issues du bouillonnement d'idées, d'influences idéologiques, politiques et d'intérêts d'individus très souvent opposés.

En même temps elle est une logique de la discontinuité historique, à la différence de la temporalité dialectique faite d'autant de discontinuité que de continuité, car il n'existerait pas des liens entre un paradigme et ceux qui les succèdent ou les précèdent : "Si au bout d'un certain temps, l'on a quitté un paradigme pour le suivant, c'est d'abord pour des raisons plutÙt négatives : le paradigme ne suffisait plus à sa t‚che et les moyens qu'il avait apportés avec lui cessaient peu à peu de servir efficacement"3.

 

2. Quelle périodisation introduit cette notion dans l'histoire de la psychiatrie ?

La notion de paradigme, tel que l'utilise Lantéri-Laura, permet une périodisation d'une clarté majeure dans l'histoire de la psychiatrie. De ce fait, ce livre se constitue comme un de ceux qui ont modifié radicalement mes connaissances, précaires évidemment, sur l'histoire de la psychiatrie. Par sa fascinante capacité à permettre l'organisation de connaissances, des lectures autrement restées éparses, fragmentaires et sans liens, autour d'idées simples, je sais déjà à quel point mes lectures à venir passeront nécessairement par le filtre de cette périodisation.

D'une façon resserrée, que j'espère ne sera pas de l'amputation, il est question de trois périodes, dont l'auteur souligne bien, n'ont rien à voir avec la triade dialectique :

- Une première période pendant laquelle le paradigme est celui de l'aliénation mentale, dont la figure dominante est Pinel, qui médicalise la notion sociale de folie, et qui introduit le traitement moral de la folie.

- Une deuxième période, celle des maladies mentales, éclatement de l'unité de l'aliénation, avec Falret, Magnan, et Kraepelin, comme figures majeures.

- Ensuite, la période des grandes structures psychopathologiques, avec Bleuler, Minkowski, Ey, qui contestent, surtout ce dernier, le nosographisme de la période précédente et réintroduisent une certaine unité dans ce champ. Cette période s'arrête, peut être en guise d'hommage, en 1977 avec la mort d'Henri Ey.

Reste en dehors de la périodisation, notre temps, avec l'impact du DSM III et IV, encore à définir, avec les incertitudes que nous connaissons tous.

Cette succession, ne se déroule pas dans la diachronie, comme le livre le dit bien : "Dans l'histoire de la psychiatrie le 1er paradigme passe, certes au second plan, mais il y survit d'une façon plus ou moins larvée et peut revenir, de manière discrète, mais effective, plus tard, sans jamais bien sūr réoccuper la place qu'il avait tenue auparavant ; et quand la seconde crise fait passer au 3ème paradigme, non seulement le 1er garde une existence en arrière-plan, mais parfois aussi le 2ème"4.

Lors de mon arrivée en France j'eus l'occasion de toucher de près à cette coexistence lorsque, dans un grand service universitaire parisien où j'effectuais mon premier stage, j'eus l'imprudence, pêché de jeunesse et de naÔveté, de poser la question du point de vue de l'organodynamisme à propos d'une patiente, et je me suis vu rétorquer sèchement un "Tout cela c'est vieux, Monsieur", par quelqu'un qui, je le pense aujourd'hui, défendait profondément le second paradigme.

 

3. Quelles difficultés subsistent ?

Cette réponse montre bien une des difficultés de l'emploi de la notion de paradigme dans le champ psychiatrique. Fascinant dans l'unité qu'il introduit, il efface la diversité, faite elle de contradictions, d'une discipline polémique par son objet même. Car il met au premier plan une unification du savoir, liée à la notion, chez Kuhn, d'une unité du "groupe scientifique" censé partager et adhérer au même paradigme. Il pourrait évoquer le sourire un tel groupe de psychiatres, difficilement imaginable jusqu'à des temps pas si lointains, à moins que le "one world, one langage", ne finisse par s'imposer lui, comme un paradigme stricto sensu, au sens de Kuhn.

La notion de paradigme, masque, en quelque sorte, les profonds clivages et les confrontations d'une période donnée, d'un corps psychiatrique qui est loin de constituer l'unité que Kuhn prête aux scientifiques. De cette façon, la diversité du multiple est au deuxième plan, derrière l'unité du paradigme. D'autre part Kuhn établit une différence, sans trop s'expliquer, entre "sciences" et certaines disciplines comme la médecine : "Dans les sciences (à la différence des disciplines comme la médecine, la technologie, le droit, dont la principale raison d'être est un besoin social extérieur), la création de journaux spécialisés, la fondation de sociétés de spécialistes et la revendication d'une place spéciale dans l'ensemble des études sont généralement liées au moment où un groupe trouve pour la première fois un paradigme unique"5.

Le moteur de ces disciplines (si la métaphore mécanique ne signifie pas rapport mécanique), dont la médecine fait partie, serait un besoin extérieur. Ceci n'échappe pas, bien entendu à G. Lantéri-Laura, pour qui le cÙté doctrinal de la psychiatrie ne possède pas d'autonomie absolue. Comme il le signalait sans ambiguÔtés en 1972 à propos des avatars de la notion de chronicité "Il s'agit là, croyons-nous, de phénomènes propres à l'histoire des idées, c'est-à-dire saisis et mis en lumière dans un isolement assez artificiel, comme si les théorisations en médecine mentale pouvaient rester parfaitement autonomes, et indépendantes des conditions mêmes où le savoir psychiatrique s'élaborait"6. Dès le début de son livre il réclame une "utilisation singulière" de la notion de paradigme.

Nous nos interrogeons sur la lumière que peut apporter la réflexion de Lucien Sève, dans son livre Sciences et Dialectiques de la Nature, à propos des rapports entre l'externe et l'interne : "La prise en compte de la matière-espace-temps rend aussi intenable le postulat idéaliste selon lequel, dans les procès dialectiques, l'essentiel serait toujours du cÙté de l'interne et du nécessaire. Dès lors en effet qu'on passe de la dialectique tout idéelle de la Chose à celle des choses dans leurs multiples rapports matériels, l'inépuisable interpénétration du nécessaire et du contingent, du possible et du réel induit dans la pensée du développement des éléments non hégéliens en leur fond : provenance externe de déterminations essentielles, caractère seulement tendanciel et historiquement muable des lois d'évolution, singularité déterminante des conjonctures, imprévisibilité de la façon dont se réalisera le nécessaire"7.

Tout au long de son livre Lantéri-Laura multiplie les exemples de ces multiples rapports, des singularités déterminantes des conjonctures. Nous évoquons brièvement quelques-uns, à savoir : dans quelle mesure la notion de traitement moral de Pinel est tributaire des sanglants conflits entre Montagnards et Girondins dont leur moralité est contestée par les premiers comme marque de l'ancienne "aristocratie" ; ou bien, lorsque le paradigme de l'aliénation mentale est abandonné, comment la métaphore pinnelienne de "petit gouvernement" qui commande le traitement moral, s'oppose aux conditions concrètes d'exercice, tant l'autorité prétendue du médecin était subordonnée pendant cette période à celle de l'administration, peu désireuse à la lui céder, "pour ne rien de la suite", nous dit Lantéri-Laura. Ailleurs ce sont les débats juridiques sur la notion de monomanie, ou bien les progrès effectifs de la médecine, en particulier le développement de la sémiologie, qui s'opposent au paradigme de l'aliénation mentale ; ou enfin les úuvres philosophiques d'auteurs tels que Comte, Hobbes, Locke, Condillac qui viendront infléchir les concepts anthropologiques ; ou bien la Gestalthéorie, la Psychanalyse et le Structuralisme pour le passage du 2ème au 3ème paradigme, etc.

Parmi les raisons dabandon dun paradigme en psychiatrie, Lantéri-Laura remarque le fait "que le paradigme ne suffit plus à sa tâche et les moyens quil apportés avec lui cessaient peu à peu de servir efficacement"8. Nous soulignons ces deux expressions: "suffire à sa tâche" et "servir efficacement", car ils signent lancrage du paradigme dans la praxis. Ceci est important car, au fond, ce qui finit par donner une certaine unité à la psychiatrie c'est son objet premier : sa mission thérapeutique : "La psychiatrie n'est évidemment pas une science, dit Lantéri-Laura, [mais] un ensemble articulé de données sémiologiques et cliniques, corrélées entre elles [...] avec un groupe de disciplines hétérogènes, [...] débouchant sur une praxis thérapeutique [...]"9. Il sagit-là dun point capital, car non seulement les données sémiologiques et cliniques débouchent sur une praxis, mais aussi elles en proviennent.

Nous voudrions ici rappeler l'évocation avec laquelle R.M. Palem10 introduisait l'intervention de J. Ayme, au Colloque de Perpignan, à propos de l'ouvre syndical de Henri Ey pour qui, dans une exemplaire métaphore de pure dialectique, le sort du psychiatre était lié à celui de son patient. Restant tout à fait fidèles à sa pensée nous pourrions ajouter : le sort de la psychiatrie aussi est noué à celui du psychiatre et de son malade. L'úuvre monumentale de Ey, tant sur le plan de la clinique que celui de la théorie, son combat sur les conditions de la praxis de notre spécialité, sa défense des malades mentaux aux temps de loccupation, nous semblent indissociables.

Dans la dialectique du MaÓtre de Bonneval, action et réflexion vont ensemble, mais pas seulement pour des raisons romantiques. Nous partageons entièrement la "tenace méfiance, de Lantéri-Laura, à l'endroit des emplois hasardeux de ce qu'on nomme un peu facilement la dialectique et de la détermination supposée de la superstructure par l'infrastructure, toutes références qui, [...] ont eu le déplorable inconvénient de stériliser toute recherche effective et précise sur les multiples rapports entre les conditions où des connaissances se constituent comme telles et ces connaissances une fois constituées"11, car nous mesurons la distance existante entre une vulgate totalitaire à des fins tragiquement politiciennes, et une théorie de la connaissance d'une toute autre portée, avec les mots d'Engels lui-même à l'appui : "D'après la conception matérialiste de l'histoire, le facteur déterminant dans l'histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx ni moi n'avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu'un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure - les formes politiques de la lutte de classe et ses résultats - les Constitutions [...] - les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories juridiques, politiques, philosophiques, conceptions religieuses, et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup des cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards"12. Il nous semble d'un risque symétrique tant ériger la vulgate en ontologie stérilisant toute capacité à connaÓtre, qu'évacuer complètement la question, ce qui risque de nous ramener au statu quo ante, sans que nous puissions voir clair dans ces rapports.

 

Quelle est notre actualité ?

Ainsi, nous venons aux questions que le livre pose vers sa fin, concernant quel paradigme (s'il en faut toujours un !), consacrera notre mode d'exercice d'aujourd'hui. Et ce n'est pas peut-être, un des moindres mérites du livre de laisser cette question en suspens, car ceci nous permet d'ajouter à la réflexion la question suivante : de quelle façon les modifications de l'exercice concret de notre discipline, c'est-à-dire les conditions de sa praxis, auront un impact sur le paradigme que nous devrons construire ?

Cette question nous semble d'une double importance, puisque d'un cÙté ceci remet au premier plan le fait que le paradigme est la résultante du travail, autant théorique que pratique, d'individus exerçant dans des conditions précises. De cette façon il remet au centre la question éthique, et nous prenons appui sur le legs d'Henri Ey pour les rapports entre praxis et théorie. Car c'est nous-mêmes qui écrivons cette histoire et la mettons en pratique. Nous construisons nous-mêmes le paradigme, celui-ci naÓt de notre activité. Dautre part, des exigences externes ayant un impact direct sur la psychiatrie nobéissent pas à la même logique. Pourrions nous songer de demander aux tutelles lequel des paradigmes les guident pour prendre des décisions qui vont modifier radicalement les conditions d'exercice de la psychiatrie, les soins et la place dans ce dispositif qu'occupera l'être humain souffrant, objet de notre pratique, mais aussi la place réservée au psychiatre ? En guise de confidence, Lantéri-Laura nous dit : "Quarante ans de métier montrent à l'évidence que le présent d'hier constitue le passé d'aujourd'hui et qu'il demeure essentiel à la discipline de savoir qu'elle se modifie toujours, qu'elle se perfectionne souvent, que son futur très proche est seul prévisible et que l'actuel ne constitue qu'un moment dans une évolution"13. Ainsi, il émerge de son dire, comme une des catégories du possible, la question que notre discipline puisse aussi régresser.

Pour abonder dans le scepticisme bien tempéré avec lequel il termine son livre, il apparaÓt avec évidence qu'aucun système d'idées, qu'il soit philosophique, psychologique ou biologique, ne peut prétendre à régenter le devenir de la psychiatrie. Et quelle que soit notre position subjective, nous souscrivons à l'appel à la modestie fait avec l'appui de quelques noms célèbres. Mais, en même temps, il apparaÓt un impératif à agir et réagir face aux exigences extrinsèques à la psychiatrie, qui risquent de la désintégrer comme le craignait Henri Ey. Elles ne sont peut-être pas dénuées de toute idéologie.