le Livre Blanc

de la
Fédération Française de Psychiatrie


4. Psychiatrie et Société

Nicole Horassius

Depuis son intégration dans le champ médical, la psychiatrie a toujours entretenu des liens étroits avec la société. Le dialogue est permanent entre les psychiatres, qui «théorisent et pensent » le soin, et un corps social qui lui même a ses représentations de la maladie mentale, ses besoins, ses options et accepte, ou non, les propositions d’organisation des soins formulées par les médecins.

Au début du XIXème siècle les idées des médecins et les préoccupations sociales se rejoignent. Le corps médical préconisait alors la mise à l’écart de l’aliéné et conceptualisait la « théorie du soin par l’isolement ». Au même moment, la société se préoccupait des insensés, auxquels elle souhaitait apporter assistance, car ils étaient misérables, tout en les regroupant, car ils étaient sources de désordre sur la voie publique. Le « Traitement Moral » et « l’Asile » venaient ainsi de naître.

Après avoir « consolé et classifié » pendant plus de cent ans les psychiatres, bénéficiant à la fin du XXème siècle de réelles possibilités thérapeutiques, n’ont plus accepté leur mission, devenue quasi policière, de garder « intra muros » les malades dangereux et de garantir leur innocuité en cas de sortie.

Cette demande de normalisation persiste mais, peu à peu, des idées nouvelles sont apparues dans les décades qui ont suivi la deuxième guerre mondiale :
- D’abord la théorie du soin par l’isolement a été récusée en raison de ses conséquences néfastes pour le malade qui, bénéficiant notamment d’une assistance totale pendant des années, devenait progressivement un véritable invalide social.
- Ensuite les psychiatres, prenant en compte l’influence des conditions du milieu de vie[1], de l’environnement, de la société en général sur l’évolution des pathologies, en ont fait un volet important dans l’efficacité des soins. Ils ont alors développé une dynamique sociale au sein même des établissements psychiatriques.
- Enfin, sortie de son enfermement, la psychiatrie, publique et libérale, après quelques années hors les murs, se retrouve peu à peu sollicitée bien au delà de la maladie mentale grave et confirmée, bien au delà de la « folie », pour intervenir dans le champ vaste et parfois imprécis de la souffrance psychique où elle est censée répondre « à tout et tout de suite ». Reste maintenant pour elle à définir et à différencier dans ce domaine, ce qui ressort du pathologique et demeure de la compétence et de la responsabilité médicale exclusive, de ce qui tient à la Santé Mentale de notre pays et intéresse à ce titre, non seulement les partenaires de la psychiatrie mais aussi, chaque citoyen.
Ces mouvements d’idées ont largement influencé le dialogue entre la Psychiatrie et la Société. Nous envisagerons successivement :
1 - Le dialogue avec la société civile : Les structures associatives, les partenaires, les droits des malades.
2 - Les réponses de la psychiatrie à l’évolution des demandes.
3 - La représentation et l’image de la psychiatrie dans la société actuelle.

I – Dialogue avec la Société civile

1 - Quel rôle peuvent jouer les structures associatives[2]?

La vie associative est une pratique sociale très commune qui émane de la société.
Chacun sait combien il est important de devenir adhérent d’une association pour prendre place dans un village ou un nouveau quartier au moment de s’y installer. Ceci explique que des associations se soient greffées sur des établissements psychiatriques pour lutter contre leurs effets iatrogènes et permettre aux hospitalisés de se sentir partie prenante . En effet, grâce aux échanges associatifs, le malade mental peut passer de la situation « d’objet des soins » à celui de « sujet », d’une position de bénéficiaire à celle d’acteur participant, de l’assistance à la responsabilisation et à l’élaboration de projets d’intégration dans la Cité.
Une surface associative vivante, prenant sa source dans la vie quotidienne et s’appuyant sur des médiations ergo-sociothérapiques diverses, réalise un véritable outil thérapeutique. Ceci vient d’ailleurs d’être reconnu très précisément dans la loi du 4 mars 2002. Ainsi l’association peut constituer un support qui permet aux malades adhérents d’exercer de façon normale leur sociabilité – ce qui est l’objectif de toute structure engagée dans les soins de réadaptation et réhabilitation.
Il est clair cependant que de toutes ces actions sociales culturelles collectives, à visée de santé mentale, concernent l’ensemble de la société. Elles ne doivent pas être confisquées par une structure de soins mais elles ne peuvent pas ignorer les pratiques psychiatriques. C’est avec d’autres, c’est avec l’ensemble de la société, que la psychiatrie doit œuvrer afin que la personne souffrant de maladie mentale puisse être acceptée. L’associatif peut mettre en synergie différents types d’actions avec ce but commun, et de plus, Il « fabrique » du lien social ce qui est d’une importance particulière pour des malades qui justement, souffrent d’une pathologie de ce lien social. L’association peut articuler l’individu au groupe, le conduire à formuler des besoins dans un espace collectif, initier ses adhérents aux mécanismes d’élection et de représentation (véritable école de civisme), amener la réalisation de projets communs, créer des événements, des occasions de rencontre etc.

On peut distinguer
- les associations gestionnaires d’établissements et services ;
- les associations greffées sur des établissements psychiatriques publics ;
- les associations de défense de droits d’intérêts ou de pratiques.
Les associations qui se donnent pour mission d’intervenir en santé mentale se distinguent des autres (culturelles, sportives...) par leur projet d’articuler psychiatrie et champ social, de réaliser des zones de passage utilisant plusieurs axes de la vie quotidienne : logement, travail, loisirs, culture etc... Ainsi aujourd’hui on dénombre plus de 2000 places d’appartements associatifs, de même que des clubs d’activités et de loisirs...
A chaque fois, ces réalisations sont le fruit de rencontres, de liens, de synergies qui unissent professionnels militants de la psychiatrie, bénévoles, familles, usagers, professionnels du logement, de l’entreprise, de la culture, etc.

Les perspectives d’avenir doivent dégager les orientations qui favoriseront la lutte contre le cloisonnement entre psychiatrie et société :
- Si, demain, les soignants psychiatriques devaient être enfermés dans des logiques médicales « protocolisées » et privés de travailler avec et sur le milieu de vie de leurs patients, si la discipline était réduite à une étroite technicité des pratiques , alors, les ouvertures de la psychiatrie sur la société ne pourraient venir que (de l’espoir) d’un mouvement centripète partant de l’extérieur des espaces de soins psychiatriques.
- Si, à l’inverse, les équipes psychiatriques participent à créer des négociations et du lien social dans des organisations associatives, alors, qu’il soit issu de la psychiatrie ou de la société civile, se poursuivra le mouvement de décloisonnement de la psychiatrie vers le social favorisant ainsi la réhabilitation de ceux qui n’ont pas encore leur place dans la cité.

2 - Les partenaires : travailleurs sociaux, patients et ex patients...

Partenariat, Réseau, Convention sont devenus les maîtres mots de notre modernité psychiatrique.
Trois facteurs ont sans doute contribué à cette évolution :

a / A l’heure de la « post-désinstitutionnalisation », la plupart des patients sont aujourd’hui suivis en ambulatoire, vivent dans leur famille ou sont accueillis dans des structures médico-sociales ou sociales. Ainsi, la question de « l’offre de soins » ne peut-elle plus être pensée « hors contexte ». En développant une politique fondée sur les soins dans la communauté, la psychiatrie a dû infléchir ses modes de fonctionnement et d’intervention d’une approche totale vers une approche globale dont le souci constant doit veiller à une coordination efficace avec les autres acteurs du tissu sanitaire et social.
Dans ce mouvement la psychiatrie semble être sortie d’un cadre sanitaire étroit pour retrouver son espace naturel d’exercice. Le champ psychiatrique associe en effet les dimensions « Biologiques, psychologiques et sociales. Ses approches cliniques et thérapeutiques, renvoient à une discipline dont l’une des particularités est d’être assise sur ce trépied et de devoir toujours prendre en compte le « socius » environnant. En ce sens, certains psychiatres sont allés jusqu’à la qualifier de « discipline médico-sociale » et non « discipline médicale ».
b/ Le passage du champ de la pathologie mentale à celui de la santé mentale et de la souffrance psychique, corollaire négatif du « droit au bonheur », voire du devoir d’être heureux dans notre « société prozac ». Dans ces nouveaux espaces de sollicitation (avec peut-être certaines tendances à une médicalisation de problèmes sociaux ou existentiels), il va s’agir, par une action médiatisée, d’aider les autres intervenants à trouver la « meilleure attitude ».
c/ Les contraintes économiques notamment en matière de démographie médicale sont venues renforcer la nécessité de partenariats pour faire face à cette demande inflationniste de la société civile.
A ces trois facteurs est venu s’ajouter le mouvement des usagers[3], force importante et nouvelle, revendiquant une place de partenaires à part entière, que ce soit au niveau individuel dans le cadre de contrats de soins ou au niveau collectif dans une participation citoyenne à l’élaboration des politiques de santé.
Si bien qu’aujourd’hui les soins (et encore plus la prévention) ne peuvent plus se concevoir en termes de réflexion unilatérale d’une équipe soignante. Penser ses projets en termes de « multipartenariat » et non plus en termes de « leadership » ne va cependant pas de soi.
Au registre de la concertation entre professionnels échangeant sur la bonne cohabitation de leurs projets respectifs sous le primat du médical, vient peu à peu se substituer celui du partenariat impliquant un principe d’égalité des intervenants dont la complémentarité permet l’élaboration d’un projet commun que viennent alors traduire convention ou contrat.
Ces partenaires peuvent être regroupés au regard de la nature des ajustements en cinq grandes catégories :
- partenaires sanitaires
- partenaires médico-sociaux
- partenaires sociaux
- usagers - élus.

Cette dynamique de décloisonnement vient inscrire nos modalités de travail au carrefour et à la confrontation de plusieurs regards posés sur un même problème, regards tout aussi légitimes et tout aussi pertinents dans la parcelle de vérité que chacun détient. Mutation particulièrement bienvenue pour la psychiatrie qui ne peut construire que par sa capacité d’élaboration du paradoxe, de la complexité et de l’incertitude, et où le processus morbide est en lui-même facteur de clivage, de déliaison et d’isolement des individus, des familles et des institutions.
Lien et métissage des pratiques de terrain éclairent les logiques des uns et des autres, pour dépasser les a-priori respectifs et susciter une mise en cohérence et des synergies positives entre la psychiatrie, le reste du tissu sanitaire et social et les usagers.

Mais cet objectif de travail est très loin d’être facile à atteindre et, pour prendre tout son sens, doit faire l’objet d’un questionnement permanent sur ses enjeux, ses limites et ses risques :

- il est indispensable d’aller vers une clarification suffisante des identités et positions professionnelles de chacun, d’aller au-delà des empathies réciproques et des élations groupales fusionnelles qui confondent les logiques d’intervention ;

- il faut savoir la difficulté de promouvoir des réseaux vivants autres que contextuels et en équilibre instable, leur modélisation dérivant, la plupart du temps, sur leur bureaucratisation où l’évolution des pratiques vient se réduire à la signature d’une convention ;

- dans la multiplication des décideurs, institutions ou intervenants, il est indispensable de bien préciser, et c’est là un point très délicat, quelles sont les responsabilités de chacun dans le « réseau ». Le médecin, lui, reste responsable des prescriptions médicales qu’il prend personnellement ;

- le risque de dilution dans le social et de démédicalisation des interventions existe. Les soins seraient alors insidieusement délégués, faute de moyens suffisants, à des partenaires utilisés alors par le dispositif sanitaire comme un renfort sous qualifié ;

- enfin et surtout, questionnement au regard de la nécessaire transmission d’informations utiles à nos partenaires. Le secret médical se voit d’autant plus partagé que le réseau compte d’intervenants. Nous devons rester attentifs, voire critiques, sur le mythe de la transparence et rappeler la valeur et la place de la confidentialité. « Enjeu éthique de l’intime fondateur du soin en psychiatrie » que rappelle C. Barthélémy : « dans notre discipline, le trouble concerne le psychisme et il est indissociable de l’intime du sujet, de ce qui l’institue comme être singulier créateur de sens ».

3 - Droits des malades

« La personne qui est malade ne perd pas pour autant les droits fondamentaux dont elle dispose en tant que citoyen ». Ce principe essentiel guide les réformes législatives.
C’est avec la loi n° 99-477 du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs (JO n° 132 du 10 juin 1999, p. 8487) que le législateur a souhaité créer au sein du Code de la santé publique un chapitre préliminaire consacré aux Droits de la personne malade et des usagers du système de santé marquant ainsi une volonté politique de mieux garantir ces droits. Ceux-ci ont été confortés par la loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de soins (4 mars 2002).

Le droit aux soins, principe fondamental, ne doit pas être empêché par des considérations d’ordre financier. Il suppose qu’un minimum d’équipements soit mis à disposition des patients notamment en termes de structures de soins extrahospitalières en nombre suffisant et d’accès facile.

La liberté de choix du praticien et de l’établissement de soins par le patient (bien informé) est inscrit dans la loi et constitue un principe essentiel de notre système de soins. Ce principe est en contradiction avec la sectorisation, (doit-elle prévaloir sur le libre choix ?) ou encore avec la limitation du nombre des actes pour les praticiens libéraux et même avec l’assurance maladie qui prescrit au patient de se faire soigner dans l’établissement le plus proche de son domicile.

Le droit à l’information et au consentement (point surtout développé dans le chapitre sur l’éthique) « Le médecin doit informer le patient en vue d’éclairer son consentement aux soins et de lui permettre d’adapter sa conduite à la maladie et à la thérapeutique prescrite ». Aux yeux du législateur, tout homme éclairé semble donc apte à prendre des décisions rationnelles, y compris dans le domaine de sa propre santé et peut avoir un accès direct à son dossier médical (décret 2002-637 du 29 avril 2002). Aux yeux des médecins, pour être claire, loyale et appropriée, l’information doit surtout être réalisée avec précautions, le cas échéant de façon progressive et l’accès au dossier être accompagné. Une société n’est pas composée uniquement d’individus forts au caractère trempé, capables de tout assumer, de tout entendre, de tout endurer du fait de révélations faites à eux-mêmes ou à d’autres.

Le droit d’accepter ou de refuser les soins proposés doit être libre, éclairé et renouvelé pour tout acte médical ultérieur. Nous sommes là dans l’opposition entre le caractère tranché du juridique et toutes les nuances intermédiaires que nous rencontrons en clinique

Le droit à la liberté. (voir chapitre sur l’éthique) Hospitaliser une personne sans son consentement est une disposition dérogatoire[4] en regard du droit commun. La loi d’hospitalisation sans consentement du 27 juin 1990 attribue (comme en 1838) ce pouvoir de privation de liberté à l’autorité administrative, qui en décide, sous couvert d’un avis médical, et charge les Commissions Départementales des Hospitalisations Psychiatriques de veiller au respect de la liberté et de la dignité des personnes hospitalisées sous contrainte. Divers projets évoquent la possibilité de soins sans consentement dissociés de l’hospitalisation sans consentement.[5]

Le droit de ne pas souffrir. Le code de la santé consacre le droit de ne pas souffrir chaque fois que cela est possible ; certes, il est fait référence plus à la douleur physique qu’à la souffrance psychique, mais l’ANAES met sur le même plan ces deux notions dans son manuel d’accréditation. Ce droit suppose de pouvoir bénéficier des soins appropriés, et renvoie au consentement aux soins quand cette souffrance même empêche le patient de consentir.

Le droit à la sécurité et à la qualité des soins. Les affaires du sang contaminé, du virus de l’hépatite C, ont conduit les patients à revendiquer plus de sécurité et de qualité. Le risque est alors de s’en tenir à des aspects sécuritaires et à penser d’abord en termes de « prévention » des incendies, des infections nosocomiales etc. au détriment parfois de la qualité relationnelle, qui s’accommode mal de la multiplication des interdits et règlements

Le droit à un choix de vie différent. Les mœurs sociales ont beaucoup évolué, notamment depuis que nos sociétés industrielles ont accepté la « libération sexuelle ». Certains choisissent de vivre différemment et ne suivent pas les modèles que nous avait légué la tradition.
Les configurations parentales en ont été profondément modifiées. La famille « classique » laisse de plus en plus la place à des familles éclatées, dispersées, monoparentales.
Des homosexuels formulent des demandes[6] d’adoption.
Des transsexuels, refusant d’accepter le sexe qui leur a été donné à la naissance, demandent des interventions chirurgicales de castration ou de greffe .
La psychiatrie est alors interrogée pour donner son avis, parfois sous forme d’expertise. N’y a-t-il pas là un risque de lui faire ainsi jouer un rôle de garant moral[7] des mœurs ? A-t-elle légitimité scientifique pour le faire ?
De la même façon, peut-elle et doit-elle répondre sur le bien fondé de telle ou telle émission télévisée[8].

II – Les réponses de la psychiatrie aux nouvelles demandes

En quelques courtes lignes, évoquer l’évolution des demandes, des attentes, des besoins, en psychiatrie ou dans le champ plus indécis de la santé mentale, comporte le risque d’être à la fois réducteur et partisan.

On peut néanmoins tenter d’effectuer quelques constatations pour en tirer quelques conséquences possibles.
1) Les demandes s’accroissent depuis le début des années 1990 dans le domaine de la psychiatrie comme de la santé mentale, de 3 à 5% par an environ : dans le dispositif public sectorisé et les urgences, dans le secteur privé associatif ou lucratif et le réseau ambulatoire libéral. Cette augmentation tend à saturer progressivement toute l’offre, alors même que le déclin proche de la démographie des psychiatres n'a pas encore commencé à produire des effets observables, sauf dans les zones "blanches".

2) L’accroissement constaté émane aussi bien des clients individuels et de leurs familles que du réseau primaire sanitaire : généralistes, ou non sanitaire : champ social, éducatif, judiciaire, et plus généralement des agents de contrôle social, ainsi que du politique.

3) Les demandes s’expriment dans des contextes spatio-temporels très diversifiés et pour des clientèles ciblées : urgences, exclus, victimes, détenus, personnes âgées, etc., en dehors du « lit »ou de la « consultation » programmée classiques.

4) Les demandes s’expriment également davantage sous une forme bruyante, aiguë, de « crise », selon une clinique volatile, labile et incertaine par rapport aux repères classiques. Elles traduisent la prévalence de l’immédiateté, du passage à l’acte, de l’agir sur le dire, au détriment de la parole et du lien. On peut cependant souligner que ce recours préférentiel à l'urgence est constaté au delà de la psychiatrie et du champ médical, comme tendance de la société en général, ces dernières années.

5) Il devient de plus en plus difficile de séparer ces demandes, d’où qu’elles viennent, du contexte micro-social dans lequel elles émergent et où elles se maintiennent. Elles concernent de façon croissante des personnes non institutionnalisées et reliées in vivo à des systèmes familiaux, sociaux, professionnels, qui donnent sens à la situation et interagissent constamment avec elle. D’autre part, les interventions in situ que ces demandes nécessitent rendent beaucoup plus visible l’intrication constante entre une clinique de la personne et les relations de celle-ci avec son environnement, laissant beaucoup de professionnels sans outils véritables pour conceptualiser une clinique à la fois psychologique et psychosociale ainsi que l’intervention qui en découle. Ceci augmente alors la tentation et le risque d’en dénier l’opportunité et de se « replier » sur des pathologies plus facilement accessibles aux outils classiques.

6) On peut s’interroger sur l’origine de cet accroissement des demandes. Il paraît correspondre, au moins, à un changement global des représentations du psychiatre et de la psychiatrie dans et par l’ensemble du corps social, qui amplifie la reconnaissance du fait mental et de ses avatars, lesquels vont des problèmes aux troubles et aux pathologies. Cela correspond, pour une partie positive, à une plus grande banalisation (ou à une moindre stigmatisation) de la discipline et de ses clients. Dans la très grande majorité des cas, pour ne pas dire la totalité, les situations concernées correspondent à des troubles mentaux qu’on peut diagnostiquer selon les critères communément admis (DSM,CIM). Elles ne se situent pas en dehors de ceux-ci et ne semblent donc pas relever d’un élargissement inconsidéré du périmètre d’inclusion autre que celui de la nosographie moderne, qui tend à intégrer des situations de souffrance de plus en plus nombreuses. Malgré cet accroissement, les demandes constatées restent très en deçà de ce que les enquêtes épidémiologiques de prévalence des troubles mentaux en population générale laissent entrevoir, même si l’on utilise des critères restrictifs (10% de prévalence annuelle, et non 20 à 25%). L’idée selon laquelle l’augmentation serait liée exclusivement à une dilution sociale excessive de la réponse, niant le fait psychopathologique, ou en dehors du champ de la psychiatrie, ne paraît donc pas fondée.

7) Pour autant, l’évolution constatée expose la psychiatrie et les psychiatres à des défis/débats de différente nature, éthiques et organisationnels.

- défis/débats d’ordre éthique : il existe bel et bien un périmètre d’inclusion et d’exclusion, sauf à être de mauvaise foi. Mais alors, où et comment le situer ? Bien souvent, la définition du périmètre dépend davantage de l'idéologie de l'observateur et de son savoir-faire, c'est à dire de sa capacité à s'utiliser dans une situation donnée (influencée par les qualités personnelles et le type de formation reçue) que de la nature de celle-ci. Ils sont également cliniques : sur quels critères enrichir ou limiter les présentations cliniques actuelles et notre nosographie ?
- défis/débats d’organisation et d’orientation des pratiques de la profession

a - Si en effet la psychiatrie se replie ou se referme sur le pré carré des représentations classiques des pathologies, elle risque de se marginaliser singulièrement par un psychologisme ou un organicisme inadéquats, et ne sera interpellée que pour des problèmes psychiatriques ou des maladies extrêmement graves. Ou bien, et c’est aussi ce qu’on observe, elle sera harcelée par des professionnels extérieurs à la psychiatrie qui surenchériront sur le degré de psychiatrisation de la situation pour mieux faire admettre leur client ainsi pris en otage dans ce bras de fer .
b - à l’opposé, si la psychiatrie s’ouvre davantage, comme on le lui demande ou comme elle y est parfois tenue, elle ne pourra limiter le périmètre d’inclusion ou d’exclusion de ses interventions, avec une légitimité reconnue, que si elle est en même temps extrêmement présente sur la frontière avec les demandes sociales, pour mieux se différencier d’elles, mais au risque de s’y engloutir. Les intervenants de terrain ont appris ces dernières années qu’ils sont contraints de travailler avec d’autres tout en maintenant leur cadre propre (J.Furtos-C.Laval).
C’est par l’élaboration collective de cette réflexion éthique, clinique et organisationnelle, avec les développements d’outils, les formations et les pratiques que cela suppose, que la psychiatrie pourra « tenir » sur cette frontière, ni « princesse lointaine » ni « bonne à tout faire » de toutes les ruptures du lien social et de ses instrumentalisations possibles. Ce travail, et c’est sa principale difficulté, doit s’effectuer conjointement au sein de la profession, et entre la profession et ses multiples interlocuteurs.

III – Image et représentation de la psychiatrie dans la société contemporaine.

Parler de représentation et d'image de la psychiatrie suppose d'évoquer explicitement la maladie mentale et la "folie". Au travers les âges, la conception du trouble mental a interagi avec le moment socio-culturel à la fois sur son "étiopathogénie" mais également dans la manière dont la maladie mentale, ou ce que l'on met sous ce terme, est prise en charge. La conception de la maladie mentale dans chaque société témoigne aussi d'approches différenciées du fonctionnement psychique.

Dans notre société actuelle coexistent deux images de la psychiatrie :

- Celle, ancienne et qui fait encore peur, d’une psychiatrie asilaire qui enferme, qui « interne », qui drogue etc. Représentation archaïque, liée au XIXème siècle, et qui est sous- tendue par la peur inconsciente de la « folie », toujours vécue comme une perte de contrôle pulsionnel. Cette image d’autrefois reste encore très vivace dans les esprits. Elle est bien connue, et nous ne ferons que la citer.
- Celle, beaucoup plus actuelle, d’une psychiatrie susceptible d’apporter un soulagement au « mal être » social. C’est cette nouvelle image que nous allons développer :

Un certain nombre d'évolutions ont marqué ces dernières années la discipline. Elles sont liées à la compréhension et au traitement des troubles mentaux, mais également, au niveau de la société, des mentalités, et de la place de l'individu vis-à-vis de lui-même et de la collectivité.
Nous avons assisté à des progrès indéniables et substantiels dans le domaine des neurosciences et de la psychopharmacologie, parallèles d'ailleurs aux progrès et à l'approfondissement des connaissances de la médecine en général.
Notre société par ailleurs est caractérisée par la pléthore informative et l'immédiateté de l'image et de l'information. La disponibilité de l'information, et la diffusion, entre autres, des avancées en matière technique et scientifique, sont beaucoup plus grandes auprès du public.
Nous pouvons alors formuler l'hypothèse que, les espérances suscitées à juste titre (sur le plan thérapeutique) par la médiatisation des données scientifiques et techniques, et le pouvoir idéalisé de la médecine, multiplient et potentialisent les attentes. La psychiatrie n'échappe à cette règle et les demandes individuelles et/ou collectives à l'égard du soin psychiatrique augmentent d’autant. Tout se passe comme si nous offrions davantage (au sens symbolique) avec en corollaire une promesse thérapeutique.
La médiatisation du savoir thérapeutique – au sens large du terme – accompagne aussi une "médiatisation" du trouble mental, même s'il s'agit souvent d'une catégorisation par groupe ou pathologie. La preuve est apportée par la multitude d'articles grand public ou d'émissions télévisées sur tel ou tel trouble ou comportement spécifique (dépressions, troubles de l'humeur, phobies, TOC, anorexie, toxicomanies ...).

Tout ceci induit un effet double :
- positif, à savoir une moindre stigmatisation de la maladie mentale (et nous nous en félicitons), qui facilite certaines démarches de demande de soins. - mais en même temps, le tribut à payer à cette médiatisation du savoir thérapeutique comporte un certain risque d'idéalisation du soin, tant les frontières entre savoir réel et supposé savoir sont difficiles à définir. Avec le risque aussi d'introduction "forcée" de grilles de lectures rapides et simplifiées du psychisme. La prédominance actuelle d'une clinique symptomatique et syndromique n'est peut-être pas sans effet d'interdépendance avec l'accélération informative concernant les traitements psychiatriques. Il est par exemple plus aisé de pointer un symptôme et l'utilité d'un traitement médicamenteux spécifique que de procéder à une approche psychopathologique.
Si d'un côté, la maladie mentale tend à se banaliser au bon sens du terme, de l'autre côté la psychiatrie et le soin psychiatrique tendent à perdre de leur spécificité. D'où d'ailleurs cette notion, de plus en plus en exergue, de santé mentale. Les professionnels deviennent ainsi dépositaires de souffrances de tout horizon. Ils sont sollicités pour apporter des réponses de soin là où, la complexité des phénomènes sociaux, nécessiterait des réponses à géométrie variable (par exemple des mesures sociales, éducatives, judiciaires ...), dont le soin serait complémentaire.
Pour certaines problématiques, on pourrait évoquer la notion de souffrance du lien social. Il existe une attente sociale à l'égard de la psychiatrie afin que celle-ci "soigne" les comportements désadaptés sans distinction claire entre anormalité du point de vue social, comportemental ou légal, et trouble psychiatrique.
L'extension du soin psychiatrique (médicalisation de l'existentiel, injonctions de soin dans le cadre des comportements anormaux sans considération psychopathologique) témoigne de cette perte de spécificité de la psychiatrie au niveau de son image sociale.
La place de l'individu, dans la société « post moderne », change par rapport au groupe et à la collectivité, ainsi que la manière dont les besoins et les obligations sont perçus vis-à-vis de soi et des autres. L'impératif actuel est celui du bien-être et du désir à réaliser dans une perspective individualiste, avec la nécessité d'un fonctionnement sans faille dans l'image à offrir aux autres. Glissé entre le normal et le pathologique, le soin psychologique peut être perçu comme la promesse (thérapeutique) de combler tous les manques (les failles narcissiques) et d’atteindre un idéal d'équilibre optimal.

Cette image idéalisée du soin à consommation rapide correspond à celle d'un fonctionnement psychique dont le psychiatre serait le "réparateur".

La représentation linéaire que se fait une société donnée de la psychiatrie est étroitement liée à celle qu’elle se fait de la maladie mentale. L'approche et la compréhension du trouble mental par les spécialistes et les modalités de soin qu'ils proposent interagissent avec les images de la psychiatrie dans le grand public.
Nous voulons dire par cela que les professionnels ont aussi leur mot à dire sur la perception sociale de leur discipline, et que les positions qu'ils adoptent ou les explications qu'ils avancent ne sont pas neutres (voir par exemple le mouvement antipsychiatrique des années 70, ou l'engouement actuel pour des explications génétiques et/ou neurobiologiques).
D'autant plus que l'information du patient, directe ou indirecte, est devenue une exigence sociale et un droit individuel. Cette dimension informative incontournable, couplée aux aspects judiciaires de plus en plus prégnants, amènera probablement aussi d'autres évolutions de l'image de la psychiatrie et du soin spécialisé, comme d'ailleurs pour l'ensemble de la médecine.

Conclusions et perspectives

« Il serait difficile de conclure sur un sujet aussi vaste que les influences socioculturelles sur la clinique et les pratiques psychiatriques »[9]
La psychiatrie est depuis sa naissance et reste, bien sûr, une discipline du champ médical, au même titre que la médecine ou la chirurgie, mais, située au carrefour du biologique, du psychologique et du social, elle tient une place un peu particulière dans ce champ médical.
C’est ainsi que, dans ses approches, elle est amenée à intégrer également et combiner les dimensions psychologiques et sociales.
Ses interactions avec le champ social sont d’autant plus à prendre en compte que les troubles mentaux voient leur expression clinique modifiée par les évolutions de la société et par l’évolution de l’organisation des soins.
Certains troubles psychopathologiques sont, par ailleurs, en partie liés aux conditions de vie.
Enfin, les malades bénéficient de soins (notamment institutionnels et associatifs) où intervient la dimension sociale.
La discipline entend maintenir et amplifier ce dialogue avec la société, notamment en ce qui concerne les réponses à apporter aux nouvelles demandes. Elle mène à cet effet une réflexion permanente sur le champ et sur les limites de sa compétence propre, dans le souci d’une orientation vers le développement d’un partenariat qui soit en bonne articulation avec la politique de sectorisation et avec l’ensemble des moyens médicaux de proximité.

Juin 2002

RESOLUTION

LA PSYCHIATRIE est une discipline du champ médical.

- Elle intègre dans ses approches, les dimensions psychologiques et sociales.

- Ses interactions avec le champ social sont importantes car les troubles mentaux
- peuvent voir leur expression clinique modifiée par les transformations sociales,
- ont partie liée avec les conditions de vie,
- bénéficient de soins où intervient la dimension sociale

- Elle souhaite maintenir et amplifier son dialogue avec la société, notamment pour ce qui concerne les réponses à apporter aux nouvelles demandes.

- Elle conduit une réflexion permanente, sur le champ et sur les limites de sa compétence propre (notamment le soin et la prévention) dans le souci à la fois d’une orientation vers le développement du partenariat, et d’une meilleur articulation de la politique de sectorisation avec l’ensemble des moyens médicaux de proximité.

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Rapport rédigé par Nicole Horassius - Jarrié
Avec les contributions spécifique de Clément Bonnet (Rôles des structures associatives), Yvan Halimi (Les partenaires : travailleurs sociaux, patients et ex patients), Jean-Marie Bobillo (Droits des malades) Serge Kannas et Patrice Louville (Réponses de la psychiatrie à l'évolution des demandes) Vassilios Papadakos (Représentation et image de la psychiatrie dans la société actuelle).
Il s’appuie sur les travaux et la discussion générale du groupe de travail composé également de Bernard Odier et Jean-Michel Thurin

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[1] - Clément BONNET. « Equipe de santé mentale, Association, établissement public de santé mentale » PRATIQUES en santé mentale. N° 1, février 2002.

[2] - Pertinence de l’associatif en santé mentale. PRATIQUES en santé mentale. N° 1, février 2002.

[3] - Voir "Charte de l'usager en Santé Mentale" signée le 8 décembre 2000 à PARIS par Dominique GILLOT, secrétaire d'Etat à la Santé et aux Handicapés, Alain PIDOLLE et Yvan HALIMI (pour la Conférence des présidents de CME des CHS), Claude FINKELSTEIN et Alain LOMBARD (pour la FNAP Psy : Fédération Nationale des associations d'(ex) patients en psychiatrie).

[4] - Pour les juristes : « La privation de liberté fait grief »

[5] - Propositions du rapport Strohl ou encore du « livre blanc » du Comité de Bio Ethique Européen

[6] - Encore illégales en France mais acceptées ailleurs.

[7] - Nos réponses risquent de ressortir parfois davantage de nos références morales personnelles que de critères scientifiques, qui d’ailleurs n’existent pas toujours.

[8] - Nous évoquons là des émissions comme « Loft story »

[9] - « Clinique sous influences », Vassilios PAPADAKOS. L’atelier de l’Archer, Collection Questions de Temps, octobre 1999 ; diffusion puf


Dernière mise à jour : lundi 30 juin 2003 12:01:52

Dr Jean-Michel Thurin







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