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le Livre Blanc
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J.F. Allilaire, N. Garret-Gloanec et J.M. Thurin
Partie de la grande époque de l'ère asilaire et de sa fonction sociale, devenue discipline à part entière à partir des années 1960 qui marquent le début de l'expansion de ce que l'on a bien appelé la politique de secteur, la psychiatrie ne se trouve-t-elle pas réduite aujourd'hui à une simple spécialité médicale ? La réforme de l'internat dans les années 80, la disparition du diplôme d'infirmier psychiatrique, la suppression de l'appellation de Centre Hospitalier Spécialisé, la banalisation de son exercice à l'Hôpital Général ne sont-elles pas autant de traces de son déclin ?
Dès lors, y a-t-il lieu d’avoir encore pour elle l’ambition d’une politique ? Une politique pour la psychiatrie a-t-elle d’ailleurs jamais existé ? Peut-il en exister une ? Autant pour la psychiatrie que pour la cardiologie ou la gastro-entérologie, il est difficile d'imaginer une politique portant sur une spécialité. Tout au plus pouvons-nous envisager des plans de lutte contre des pathologies, des troubles, des comportements, des situations sociales. Nous n'en manquons pas. Mais un plan ne fait pas une politique.
Toute politique vise un idéal à atteindre et cherche à s'en donner les moyens. Alors qu'un plan de lutte s’organise contre des forces négatives, celles d’un fléau susceptible d’atteindre un grand nombre de citoyens, une politique correspond à une forme positive de construction humaine. Elle constitue le fer de lance d'un projet de société, d'un projet d'épanouissement pour une amélioration globale de la vie des citoyens et génère des retombées économiques et sociales positives. Et elle ne peut être réalisée que si elle est élaborée, promue et clairement soutenue, tant par la profession que par les autorités de tutelle et les élus. En raison des particularités de son objet même - le trouble psychique qui concerne une proportion importante de la population et implique l'être humain dans sa totalité - la psychiatrie qui intéresse la cité tout entière est bien digne d'un intérêt politique. Elle est politique et en ce sens, elle mérite probablement une politique.
Mais celle-ci ne saurait se limiter à la gestion correcte de l’appareil de soin. La politique qui concerne la psychiatrie ne peut être que globale, et s’étend du malade à la personne, à son environnement, en amont, en aval et au-delà du soin. Elle devient celle de la santé mentale, et se déploie beaucoup plus largement que les plans successifs de lutte contre l'alcoolisme, le tabagisme, le suicide, la violence, la toxicomanie, l'autisme, la dépression ... Si d'une certaine façon, dans un sens large et subjectif, la santé mentale est l'affaire de tous, la psychiatrie apparaît immédiatement et directement concernée par le rapport du sujet à sa propre intimité.
1. La psychiatrie aujourd'hui
La question première serait de situer la psychiatrie dans notre décennie, ce qu'elle recouvre de nos jours, quelle est sa fonction, sa place, ses références ? Le débat est large : les professions qui y travaillent comme les usagers de ce dispositif souhaitent donner leur avis d'experts pour les premiers, de "clients" pour les seconds.
La psychiatrie apparaît comme un champ d'exercice relevant d'une définition possible et d’une description de ses limites, alors que la santé mentale apparaît comme un concept dont les contours sont plus difficiles à cerner.
La psychiatrie est ainsi la science médicale en charge de la santé mentale par prévention ou traitement des maladies mentales. Elle est basée sur une clinique avec sa sémiologie, ses diagnostics, ses classifications, ses traitements au même titre que les autres spécialités. Mais s’intéressant à l’homme malade plus qu’à sa maladie, à son corps autant qu’à son histoire, à l'individu comme à ses relations, son statut demeure ambigu par la tentative de rapprochement paradoxal entre les connaissances scientifiques “ dures ” portant sur un organe (les neurosciences), et les connaissances scientifiques “ molles ” liées à la psychopathologie qui empruntent aux sciences humaines, psychologiques et sociales. Elle tire sa richesse de ses propres limites, celles d'être une science de synthèse entre les dimensions somatiques, psychologiques et sociales afin de représenter la personne dans sa dynamique psychique complexe et non comme une somme linéaire de ces approches. Son appartenance à la médecine est garante de l’exigence de rigueur scientifique des procédures cliniques (de la prévention au traitement en passant par le diagnostic) comme des conditions éthique et déontologique de son exercice.
Cette inscription de la psychiatrie au carrefour des savoirs rend sa reconnaissance et son exercice difficiles. Constamment remise en cause, elle est toujours soumise à des tentatives de simplification de son unité complexe et fragile dont la fragmentation donne tour à tour l’avantage au médecin, au psychologue et à l'assistant social.
Elle est le lieu de cet écartèlement entre le médical d'un côté et le social de l'autre où la dimension psychologique réintroduit l’aspect humain à la fois dans sa globalité et dans sa particularité face aux limites de la technicité de l’aspect médical d’une part et à l’appréhension trop générale des facteurs sociaux d’autre part. Ce statut original de la psychiatrie reflète ainsi l’étendue de son champ, la diversité des facteurs en jeu dans les processus pathologiques, les choix idéologiques possibles de ses déterminants et de ses fondamentaux. Elle progresse comme toute science avec l’ambition de valider des options parmi les différentes hypothèses qu'elle élabore. Mais, du fait de la complexité de son champ, et parce qu’elle ne peut trouver l’assurance de cette validation au regard des seuls critères de la science, elle fait le choix risqué de maintenir l’exploration simultanée des diverses approches en refusant de se limiter à une option particulière. Elle produit ainsi une critique et un renouvellement permanent de sa réflexion, obligeant à une synthèse sans cesse renouvelée ou remaniée.
2. Le soin en psychiatrie
En se définissant dans le champ de la médecine, la psychiatrie est soumise à une justification et à une évaluation des soins qu'elle prodigue. Ses instruments sont dès lors à définir : qu'est-ce que le soin en psychiatrie ? Qui est soigné, que soigne-t-on et comment ? Après réponse provisoire, d'autres questions s'imposent d'elles-mêmes autant pour une économie de la santé que pour une politique : quel est le besoin de soin ? par quels acteurs est-il prodigué ? Ce qui nous ramène ainsi au sujet de la politique de santé mentale.
La définition du soin en psychiatrie renvoie à une conception de la maladie, de son ou ses origines. Entre déterminisme individuel (qu'il soit génétique ou biologique) et déterminisme environnemental, l'histoire de la psychiatrie nous montre que l'adhésion à une option forte est moins liée à un progrès de la connaissance scientifique qu'à une influence idéologique de la conception de l'être humain dans la société du moment. Le savoir et la science sont utilisés pour venir étayer une orientation dominante.
Le choix de la complexité, qui porte le flanc à la critique perpétuelle d'un défaut de scientificité, est donc le plus difficile à tenir. Il est pourtant celui qui garantit à ce jour l'unicité psychique, au dépend sans doute de l’efficacité sur des objectifs aussi bien ciblés que généraux. La complexité est inhérente à l’individu, objet de soin, elle demande diversité, actualisation, pluridisciplinarité, prise en compte de la temporalité.
Mais qu'est-ce que le soin en psychiatrie ? Qu'est-ce qui fait soin ? Quels en sont les moyens ?
Le soin en psychiatrie se situe avant tout dans l'histoire de la relation inter-humaine entre le professionnel et la personne soignée. C’est n’est qu’à l’intérieur de cette relation que la description des techniques prend tout son sens et sa place. Dans notre culture française, le soin s'appuie sur différents axes de l'analyse de la personne exprimant une souffrance d'ordre psychique accompagnée de symptômes et de phénomènes défensifs, sources de limitation de ses capacités internes et sociales.
Le plan de l'analyse clinique sémiologique s'étoffe de la psychopathologie, c'est à dire d'une compréhension dynamique des mécanismes et des agencements structuraux. Il s'associe toujours à celui des facteurs environnementaux et somatiques avec la dimension diachronique et évolutive des perturbations psychiques. Quelle que soit la classification utilisée pour parvenir au diagnostic, le psychiatre français, tout exercice confondu, utilise généralement cette démarche clinique basée sur la relation pour procéder à la mise en œuvre du soin.
Dans cette optique, le soin est certes lié au diagnostic mais s'appuie surtout sur la prise en compte de cette dimension inter-subjective dans l’appréhension des troubles du sujet. L'élaboration du cadre des soins ne peut se passer de cette dimension originale et individuelle comme de l'importance de l'instauration d'une relation avec la personne et son entourage. Ce dernier peut d'ailleurs être associé directement aux soins, notamment lorsqu'il constitue une ressource pour la personne malade, ou quand les troubles sont moins porté par un individu ou un autre, que par la relation qui les unit.
La définition de la nature propre du soin en psychiatrie pose question. Elle est souvent décrite par ce qui l'entoure : le cadre ou le contenant. Elle l'est éventuellement par son contenu : la technique, le traitement médicamenteux, la formule institutionnelle, mais plus rarement par ce que nous pouvons appeler le conteneur ou agent de transformation.
Le soin trouverait alors une définition de la triple conjonction d'un contenant (cadre de référence, présence vigilante, étayage discontinu), d'un contenu où la technique et les moyens sont choisis, enfin d'un conteneur représenté par la fonction d'élaboration et de transformation des tensions, conflits, émotions et affects, entre professionnel et personne soignée (capacité de pare-excitation, relation transférentielle, mise en récit).
Cette façon de procéder n'appartient pas à un exercice précis de la psychiatrie, elle relève de la formation et des références théoriques des professionnels qui l'exercent. Quels qu'en soient les modalités, libéral, salarié ou public, institutionnelle ou individuelle, ces trois éléments sont présents et se conjuguent par le développement préférentiel de l'un ou de l'autre.
Parmi les outils dont nous disposons, la place prépondérante de l'analyse psychopathologique tient à de qu’elle nous permet d'évaluer le besoin de soins d’une personne quelle que soit la voie d’accès à cette analyse : symptôme, maladie, trouble, comportement, conduite, souffrance psychique. C’est au cas par cas que nous portons l'indication d'un soin. Mais nous n'avons pas encore mis en œuvre une méthodologie élargie préconisant des soins à hauteur d'une population à partir de facteurs de risque et d'échelles. Cette démarche s'élabore, nous y reviendrons, mais elle n'est pas exclusive, loin s'en faut, de la précédente.
3. Les personnes soignées en psychiatrie
Qui la psychiatrie soigne-t-elle dans ces années 2000 en France ?
Depuis la séparation d'avec la neurologie (1968) le nombre de psychiatres s'est multiplié par 10 avec apparition d'orientations spécifiques dans les pratiques, des formules diverses mais aussi panachées (privé-salarié, public-privé, public-salarié).
Les lieux d'intervention sont très nombreux comme le sont les collaborations avec des professionnels divers. La psychiatrie n'est plus référée spécifiquement ni à un lieu, ni à une pratique, ni à une pathologie.
Cet essor est dû au développement de ses connaissances théoriques, de son expérience mais aussi de l'évolution et de l'efficacité de ses soins. Si les psychiatres libéraux sont nombreux, ils reçoivent dans leur cabinet un éventail très large de pathologies. Grâce au développement du secteur, l’accueil par des psychiatres publics n'est plus ancré dans les lieux d'hospitalisation mais plutôt dans les centres médico-psychologiques. Les patients qui y consultent ont un profil pathologique et social de plus en plus diversifié.
L'équation psychiatrie = psychose n'est plus exacte même si elle reste très forte dans l'esprit de la population dès qu'il s'agit d'hospitalisation.
En 1995, 920 000 personnes et 330 000 enfants ont été suivies par les secteurs de psychiatrie, toutes modalités de prise en charge confondues, tant en hospitalisation qu'en ambulatoire. Avec les consultations de ville ce sont plus de deux millions de personnes reçues. Les psychiatres traitent des pathologies mentales individualisées comme les psychoses mais ils sont concernés par les états psychosomatiques ainsi que par les répercussions de situations sociales, professionnelles ou éducatives particulières, toutes répercussions qui peuvent donner lieu à d'authentiques pathologies et qui posent le problème de leur prévention. L'autre grande classe d'affections est constituée des névroses qui parfois envahissent la réalité psychique de la personne au point de l'handicaper gravement dans sa vie quotidienne.
Les troubles en psychiatrie sont rarement uniques, les tableaux pathologiques prennent des formes variables suivant les époques. Le niveau à partir duquel les troubles deviennent réellement pathologiques est souvent difficile à déterminer. Leur dépistage et leur prévention posent un réel problème de santé publique. Toutefois il est utile d'avoir une représentation des affections actuelles précisées par certaines enquêtes en médecine ou en consultation spécialisée.
Selon l'enquête décennale INSEE, CNAMTS, ... de 1992, les troubles mentaux et du sommeil concernent 19 % de la population française : 6.5 % souffrent de troubles du sommeil, 5 % déclarent un état dépressif et 5 % une anxiété. 8 % des hommes et 13 % des femmes consomment régulièrement des psychotropes, beaucoup d'entre eux depuis des années. A eux seuls, ils absorbent 75 % des médicaments de ce type (essentiellement tranquillisants, hypnotiques et antidépresseurs).
Concernant les patients consultant un médecin généraliste à Paris, une enquête menée par Y. Lecrubier (INSERM) dans le cadre d'un programme OMS (Y. Lecrubier, P. Boyer, JP. Lépine et R. Weiller, Results from the Paris Center Mental Illness in General Health Care An International Study, John Wiley & Sons, 1995) fait apparaître que :
- 40 % des patients consultent pour des plaintes physiques,
- 25 % pour des douleurs,
- 11 % pour des problèmes psychologiques.
Parmi les patients traités par le médecin généraliste, les médicaments sédatifs les plus communément prescrits (40 %) sont les psychotropes. Parmi les traitements non médicamenteux la discussion des problèmes et le conseil étaient les interventions les plus fréquemment mentionnées.
Une enquête sur les consultations spécialisées a été réalisée par F. Rouillon et le Groupe Français d'Epidémiologie psychiatrique (L'Encéphale, vol VIII, fasc. 5, sept-oct. 1992. A partir d'un questionnaire d'auto évaluation rempli par les consultants, il ressort que :
- 66 % se plaignent d'anxiété, de peurs, de phobies et de crises d'angoisse.
- 58 %, de tristesse durable et manque de goût de vivre
- 56 % de troubles du sommeil
- 37 % de symptômes physiques d'origine présumée psychologique.
- 25 % de problèmes sexuels
- 16 % de problèmes avec l'alcool, et 9.5 % avec la drogue
- 18 % ont des croyances inappropriées ou des hallucinations, 25 %, des idées de persécution.
Parmi les caractéristiques socio-démographiques, on retrouve une prédominance du sexe féminin pour les troubles névrotiques et anxieux (mis à part les troubles obsessionnels compulsifs), pour les troubles de l'humeur, des conduites alimentaires, de l'adaptation et de la personnalité. Par contre, l'alcoolisme, la toxicomanie et les psychoses délirantes sont plus fréquentes chez les hommes.
A noter aussi qu'au moment de cette enquête, 22 % des patients souffraient parallèlement à leur trouble psychique d'une affection organique avec au premier rang les pathologies urogénitales, gastro-entéro-hépatique et ORL. Les antécédents psychiatriques familiaux concernent 5 à 12 % des sujets. Les données biographiques mettent l'accent sur la fréquence des séparations précoces (23 %), des décès des parents dans l'enfance et de la transplantation (22 %).
Par ailleurs, 66 % des patients évoquaient leur isolement social, principalement les personnes schizophrènes (86 %), phobiques (71 %), alcooliques ou toxicomanes ; mais également celles souffrant de troubles obsessionnels ou anxieux.
L'importance des évènements de vie, non pas seulement ponctuels mais concernant par exemple la carence affective ou les disputes entre parents a été soulignée dans une étude secondaire menée par G. Menahem à partir de l'enquête de l'INSEE. Il apparaît ainsi que le manque d'affection vécu pendant la jeunesse est associé aux suppléments de déclaration des maladies les plus importantes : + 49 % pour le nombre le nombre total de maladies citées, les troubles à expression psychique (+ 112 %) étant plus que doublés, les affections de l'appareil respiratoire étant accrues de 90 % et celles de l'appareil digestif augmentées de 85 %.
D'autre part, les manifestations mêmes d'une affection peuvent être modifiées par les conditions de vie, en particulier le milieu de vie (urbain ou rural) et les conditions de travail. Ainsi on peut discerner certaines différences entre la dépression des chômeurs et des actifs. Chez les chômeurs, on retrouve plus fréquemment la perte d'appétit, les troubles du sommeil, le sentiment d'être coupable et sans valeur, l'absence d'envie de vivre, le fait d'avoir du mal à réfléchir et à se concentrer.
Concernant les personnes suivies en secteur psychiatrique, une enquête (coupe transversale) portant sur 103 000 patients, menée par le Centre coordinateur de l'OMS (N. Quemada) et la Direction Générale de la Santé (C. Parayre et B. Boisguérin), fait apparaître une répartition des patients par sexe et âge sensiblement identique par rapport à la population générale ; en revanche, ils sont souvent célibataires, vivant seuls et sans activité professionnelle. En ce qui concerne le diagnostic relevé par les psychiatres, 23 % souffrent de schizophrénie, 12 % de dépression. Pour l'ensemble des patients, 63 % sont suivis en ambulatoire, 12 % en hospitalisation à temps partiel, 25 % en hospitalisation à temps complet.
Comme on le voit, ces études font bien apparaître que la psychiatrie ne se réduit pas à la représentation commune d'affections mentales très graves et nécessitant généralement des hospitalisations longues. Les durées de séjour à l'hôpital ont d'ailleurs été considérablement réduite ces 20 dernières années, la part de l'hospitalisation dans les soins psychiatriques étant de plus en plus faible.
En fait, les affections gravement invalidantes ne surviennent que dans environ 1.5 à 2 % de la population. Mais leur survenue a évidemment des répercussions très importantes et immédiatement perceptibles sur la vie de l'entourage familial. Du fait de leur durée, du caractère éventuellement spectaculaire de leurs manifestations et de l'importance des soins engagés, elles sont plus manifestes que des troubles psychiques pourtant plus répandus comme la dépression. Chaque humain est ainsi exposé dans sa vie à ne pas pouvoir faire face psychiquement à une situation conflictuelle grave et à présenter un certain nombre de manifestations pathologiques. Celles ci évolueront, favorablement ou pas, selon un ensemble de facteurs, parmi lesquels le traitement, la relation professionnel-personne soignée et la qualité du support familial ou social interviennent pour une part importante. Un autre intérêt de ces études est de montrer que l'on ne peut plus raisonner aujourd'hui suivant l'équation : une cause = une maladie. Différentes recherches ont ainsi montré que des facteurs de risque génétiques, d'environnement pouvaient participer au déclenchement d'un autisme sans que pour autant l'un de ces facteurs puisse être invoqué isolément et exclusivement. Une même cause peut sans doute s'exprimer sous des formes cliniques différentes, elles même génératrices de troubles. Tout comme des origines différentes peuvent finalement s'exprimer dans une même forme pathologique (hétérogénéité étiologique).
4. Psychiatrie et santé publique
Reste les questions qu'une économie de la santé doit nous amener à poser : Que soigne t-on ? Comment pouvons-nous déterminer les besoins de soins ? Ceux-ci relèvent-ils uniquement de la psychiatrie ?
La psychiatrie soigne autant les symptômes, que les maladies, les troubles, les conduites ou les comportements. Nous avons précédemment vu comment elle replaçait la plainte dans une analyse globale et psychopathologique afin de poser l'indication de soin en terme de pertinence, de nature et de complémentarité. Le psychiatre est le seul à même ce jour d'en préciser légitimement la nécessité. Il ne peut cependant effectuer cette évaluation que pour les personnes qui le consultent, ce qui ne recouvre pas obligatoirement l'ensemble des besoins de soin d'une population, nombre de personnes n'accédant pas, pour de multiples raisons, au spécialiste.
La réponse soignante apportée par la psychiatrie est interrogée dans sa pertinence. Tous les patients qui lui adressent une demande ont-ils légitimement (et économiquement) besoin d'un tel soin ? Y aurait-il des personnes souffrant de troubles psychiques qui n'auraient pas accès à ces soins pour des raisons géographiques, sociales, inhérentes à la pathologie et à sa reconnaissance par la personne ? Qui enfin est à même de décider ce qui ressort de la psychiatrie et ce qui ne l'est pas ? Enfin quel champ la psychiatrie recouvre t-elle ?
Si nous nous référons au livre de Viviane Kovess "Planification et évaluation des besoins en santé mentale", le besoin est une notion complexe et nécessaire, semble-t-il, pour la planification. Toute personne qui présente un problème de santé mentale ne ressent pas forcément un besoin de soin. Le besoin de soin se conçoit également en fonction des modalités de soins et des professionnels disponibles. Le besoin est là de nature économique avant d'être d'essence individuelle. Certes, le diagnostic psychiatrique et la mesure de la détresse psychique sont des composantes retenues mais la troisième composante représentée par le retentissement des troubles dans les différents domaines de la vie quotidienne s'avère la plus pertinente d'autant que ces trois dimensions ne se recouvrent que très partiellement.
Le besoin de soins psychiatriques se réfère aux symptômes, à leur durée et à leur retentissement sur les activités de la vie du sujet, gradué en catégories.
Dans cette analyse du besoin de soin, les études ne s'en tiennent pas au champ de la psychiatrie qui n'entre pas en adéquation totale avec ce besoin. Nous glissons rapidement vers la détermination du besoin de soin en santé mentale dont les interventions ne sont plus alors limitées au secteur médical mais étendues au champ social. Ce qui prime alors dans cette conception est le retentissement sous forme de souffrance psychique ou de handicap social.
Largement utilisée dans les pays anglo-saxons, la modélisation des besoins se fait en fonction d'indicateurs socio-économiques. Les études épidémiologiques montrent que la plupart des problèmes de santé mentale sont liés à des variables sociales simples : sexe, âge, statut d'emploi en statut social, statut matrimonial ou le fait de vivre seul. Ces corrélations, nous dit encore V. Kovess, ont amené à utiliser des variables sociales pour inférer la prévalence des problèmes.
Ce qui est frappant dans cette intéressante publication c'est le glissement rapide du besoin de soin en psychiatrie à celui en santé mentale, du passage d'une définition psychiatrique à celui d'une définition sociale. La santé mentale est implicitement associée à une configuration sociale qui déterminera l'équation "indicateurs sociaux = besoin de soins", enfin le soin n'est plus l'apanage des psychiatres et de leurs collaborateurs mais de nombreux acteurs de santé mentale.
5. Psychiatrie et santé mentale
La santé mentale nécessite cependant d'être précisée dans sa nature. Est-elle un euphémisme pour parler de la psychiatrie, la maladie mentale constituerait alors le reflet négatif (la maladie mentale comme le contraire de la santé mentale ?) La santé mentale est-elle une partie de la santé publique s'intéressant à la dimension psychique ? Ou alors est-elle un savoir sur l'équilibre psychique ?
Ces différentes définitions oscillent d'une vision individuelle du sujet à celle plus globale du socius, du champ de la psychopathologie et de la clinique à celui du social.
L'OMS en donne une définition officielle qui n'est plus celle de l'absence de maladie mais d'un état complet du bien-être physique, mental et social. La santé mentale est le résultat d'une interaction entre l'environnement, la société et les individus qui la composent.
Le groupe sur les indicateurs de santé en Angleterre mis sur pied par le Mental Health Authority reprend la définition de l'OMS et précise que la santé mentale est un équilibre mais aussi la capacité de ressentir les sentiments extrêmes, d'être heureux et malheureux, plein d'espoir et désespéré.
Ainsi suivant les définitions choisies par une société, le rôle central est donné à l'individu ou à la société dans sa fonction de maintenir ou non la santé mentale des individus.
Ce choix est déterminant dans l'orientation d'une politique de santé mentale qui penchera vers un développement "médical" coordonné par la psychiatrie des réponses aux besoins de soin ou bien vers celui plus social et hygiéniste (autour des facteurs de risque) où le soin ne relèvera pas directement d'un processus sanitaire. L'un a une approche thérapeutique individuelle (basé sur la psychopathologie) s'élargissant à travers les actions de prévention, l'autre approche est celle des populations, de l'éducation pour la santé s'affinant dans des traitements formalisés (protocoles).
Nous ne pouvons opposer ces deux conceptions qui bénéficieront de leur complémentarité. Toutefois, une politique de santé mentale devra définir ses priorités dont on sait que l'influence sera plus idéologique que scientifique mais où l'analyse économique de la santé pèsera de tout son poids. Les professionnels de la psychiatrie que nous sommes ont leur avis d'expert à donner sur le sujet afin d'en orienter les choix déterminants pour la population.
Les différents rapports commandés par les ministres successifs, le plus souvent à des hommes de l'art, ouvrent cette problématique entre psychiatrie et santé mentale, se conjuguant souvent dans un rattachement renforcé à la dimension médicale d'une part et dans l'inscription communautaire de l'autre. Il y a toujours cette hésitation entre la réponse technique, rapide et courte à la pathologie dans sa période aiguë et le reflux dans le social de la chronicité, se justifiant par le communautaire. Hésitation également entre la prise en compte de la souffrance psychique dans une définition sociale ou sanitaire. La chronicité en psychiatrie impose une réflexion d'autant plus importante que le statut d'handicapé est de toute autre nature que celui de malade. Ces deux champs sont, en théorie, croisés et ne sont plus exclusifs grâce à la classification de Wood. Cependant nous constatons, dans la réalité, un accès différent au dispositif de soin psychiatrique suivant la trajectoire prise par la personne en fonction de son statut de malade ou d'handicapé. L'influence du glissement vers le médico-social ou vers le social est considérable. Le handicap classifie et permet un ordonnancement qui facilite les prévisions de coûts comme leur transfert (de l'assurance maladie vers le champ de la dépendance, de l'Etat vers la Région). La souffrance psychique considérée dans une dimension sociale évite aussi son intégration dans le système sanitaire, légitime nombre d'acteurs du champ social, met en œuvre une politique de réseau à coordination sociale et organise plus aisément une prévention sous forme d'éducation à la santé ou de dépistage de facteurs de risque (là encore majoritairement sociaux ou comportementaux).
6. Evolution et restructuration du dispositif de soin en psychiatrie
En 20 ans, cinq rapports officiels ont accompagné la restructuration à l’œuvre dans le champ psychiatrique.
1982 : le rapport DEMAY (RALITE) milite pour le dépérissement des asiles psychiatriques, la fin de toute loi ségrégative ou d’exception, la fin du gardiennage et du contrôle social, et des soins dans la communauté pour la “ souffrance psychique ”. Il s’en donne les moyens : Etablissement Public de Secteur et fin des asiles psychiatriques, méthodes participatives et auto-gestionnaires (abolition de la notation, grade unique pour toutes les catégories de personnels).
1986 : le rapport ZAMBROWSKI (BARZACH) fort bien écrit, se veut d’abord pragmatique : des “ améliorations ” à coût constant (les Centres Hospitaliers Spécialisés suppriment des lits excédentaires et gèrent des structures sociales et médico-sociales), du travail avec le secteur privé. Il s'agit d'un réformisme humaniste : améliorer le droit des hospitalisés mais dans le cadre des lois existantes, gérer du médico-social mais ne pas créer des longs séjours psychiatriques, prétextes à toutes les dérives.
1992 : le rapport MASSE (DURIEUX) prône l’intégration de la psychiatrie dans le dispositifs de soins de l’hôpital général, au terme d’une analyse fournie du fonctionnement de la psychiatrie en France. C’est le seul à avoir, pour le moment, un véritable prolongement avec la Mission Nationale d'Appui en Santé Mentale qui agit, entre autres, cet axe essentiel du rapport.
1994 : le rapport CLERY-MELIN (DOUSTE-BLAZY) enfonce le clou en s’attachant aux mesures propres à développer les processus alternatifs à l’hospitalisation psychiatrique, y compris dans le privé.
2001 : après 7 ans de réflexion (si on excepte le rapport STHROL qui, en 1997, évalue la loi de 1990), le rapport PIEL et ROELANDT , “ De la psychiatrie vers la santé mentale ”, qui, de moratoire sur les CHS en loi non spécifique pour l’obligation de soins, de sectorisation psychiatrique toujours pertinente aux réseaux territoriaux de santé mentale à l’échelle d’un bassin de santé, de la place des usagers aux statuts des personnels, de réseau en partenariat, résonne à la fois avec le rapport DEMAY et avec l’air du temps.
Restructurations hospitalières (toujours explicites), statut du “ malade mental ” (souvent implicite et ambigüe, et rédaction par un “ homme de l’art ” sont les points communs de ces cinq textes qui couvrent une génération.
Les questions de politique de santé qui se posent pour la psychiatrie reflètent finalement un malaise bien plus profond qui touche la santé en général. Ce malaise est peut-être né il y a quelques années du fameux principe de précaution, mais également de l'évolution d'une société où doit prôner l'excellence et où chacun veut tout et de préférence tout de suite. Ainsi nous craignons la déqualification de l'offre de soin pour répondre à la demande inflationniste qui concerne souvent des maux bénins et sociaux. Nous craignons tout autant la restriction de l'offre par des moyens dissuasifs qui risquent de sélectionner les malades par leurs moyens et non par la gravité de leurs troubles, exceptés peut-être ceux qui touchent l’ordre social
Pour toutes ces raisons, il devient urgent d'engager une réflexion afin de ne pas en arriver à pouvoir traiter toutes les affections mais avec retard quand aujourd'hui il est possible en France de se faire traiter rapidement pour toute affection mais sans discernement.
Il nous revient donc de prendre en main l'évolution inévitable de notre système de santé puisqu'il est notre outil et de faire des propositions dynamiques permettant de maintenir une adéquation entre l'offre et la demande et de distinguer le soin du soutien.
Rapport rédigé par N. Garret-Gloanec. Il s’appuie sur les travaux et la discussion générale du groupe de travail composé également de J.F. Allilaire, Charles Alezrah, Jacques Bourcy, Claire Gekière, Marie-Noëlle Noirot, Jean-Claude Penochet et J.M. Thurin
Dernière mise à jour : mardi 10 juin 2003 18:57:22 Dr Jean-Michel Thurin
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