Conséquences des maltraitances sexuelles. Les reconnaître, les soigner, les prévenir

Conférence de consensus qui s'est tenue à Paris les 6 et 7 novembre 2003 organisée par

Fédération Française de Psychiatrie
selon la méthodologie de l’ANAES
avec le soutien de la Direction Générale de la Santé

Sociétés Partenaires : Sociétés Francophone de Médecine d'Urgence, INAVEM, Société Française de Pédiatrie, Collège National des Généralistes Enseignants


Quels sont les effets potentiels du parcours judiciaire, de l'attitude des professionnels rencontrés, des examens cliniques, des auditions, des confrontations sur la santé de la victime ?


Sylvie Nezelof



Alors que les pouvoirs publics et politiques multiplient leurs réflexions et leurs investissements dans la prévention et la prise en charge des situations d'abus sexuels, il convient de s'interroger sur les effets potentiels positifs et négatifs des parcours et des dispositifs médicaux sociaux et judiciaires mis en place autour des victimes. L'abord de ce thème est par nature complexe, du fait d'une part de la diversité des situations cliniques et d'autre part de la disparité des équipements et des pratiques selon les pays les régions ou les départements. Compte tenu de la spécificité de l'organisation sanitaire et des juridictions de chaque pays, nous nous centrerons principalement sur les expériences françaises, et nous donnerons une très large place à l'enfant et l'adolescent pour lesquels on connaît l'effet potentiellement dévastateur des abus sexuels sur leur développement.

DIFFICULTES DE L'EVALUATION

Evaluer les effets du parcours médico-socio-judiciaire sur la victime implique deux préalables actuellement non maîtrisés : Il faut d'une part, pouvoir disposer d'un recensement fiable des victimes d'abus sexuels et pouvoir en évaluer le devenir sur plusieurs années . Objectif qui n'est en France actuellement pas atteint, même si l'ODAS (observatoire de l'action sociale décentralisée) peut donner une vue partielle de la situation au travers des signalements fournis par les services des conseils généraux. Il faut d'autre part, pouvoir discriminer ce qui revient au traumatisme de l'abus de ce qui revient aux éventuelles activations ou réactivations traumatiques liées au parcours socio-médico-judiciaire, distinction méthodologiquement difficile à établir. Quand bien même ces éléments seraient contrôlés, il existe de plus de nombreux facteurs de brouillage liés aux évolutions du contexte socio-judiciaire local (rotation des juges, déplacements des éducateursŠ), et aux aléas de l'adaptation psychoaffective de la victime, susceptibles de modifier au long cours les mesures préconisées au début.
Dans la littérature internationale (indexée Medline), si il y a une explosion bibliographique concernant les conséquences à long terme des abus sexuels, très rares sont les articles qui étudient spécifiquement les effets bénéfiques ou iatrogènes des procédures mises en place (13). Est ce parce que la méthodologie est trop difficile ? ou est ce parce qu'il est « politiquement et moralement » incorrect de remettre en cause le principe même du signalement et des procédures qui en découlent. Certains auteurs internationalement reconnus comme Van Gijseghem, tout en soulignant l'intérêt de la révélation de l'abus et de son accompagnement insiste sur les risques de victimisation liés à certains programmes d'intervention. Certaines études citées par lui soulignent qu'il n'y aurait pas de différences en terme de séquelles à long terme entre les victimes qui auraient parlé et celles qui se seraient tues (19) : constatations osées certes méthodologiquement fragiles, publiées dans des livres et donc probablement moins soumises à sélection, mais qui ont été peu relayées par des études rigoureuses spécifiquement ciblées sur l'impact des procédures administratives et/ou judiciairesŠFinkelhor et Berliner (2) ont montré que plus de 40% des enfants abusés ne présentaient pas ou peu de symptômes, mais que 10% à 20% de ces enfants asymptomatiques pouvaient voir leur état psychique considérablement se dégrader dans les 18 mois. Ce phénomène des « effets dormants » de l'abus prouvent la nécessité d'études longitudinales à long terme, mais pose également la question non peut­être pas tant de l'opportunité mais plutôt du moment et de la manière qu'il y a à prendre en charge ces enfants ou adolescents asymptomatiques ?(3)
En France, la littérature est hétérogène. Le recueil des données est difficile non seulement pour le recensement des victimes mais surtout pour le suivi des dossiers. Les données issues de différents sources de signalement ou de prise en charge (sociales, judiciaires, médicales ou psychiatriques) sont difficiles à croiser. Elles ne tiennent de plus pas compte des victimes qui n'ont jamais consulté un représentant social, judiciaire ou médical, et parmi lesquelles certaines peuvent aller bien, comme d'autres très mal. Ces victimes non prises en charge constitueraient un groupe témoin approprié pour des recherches concernant le thème qui nous préoccupe, mais il est par définition impossible à rassembler.
Un certain nombre d'articles expose le mode de fonctionnement de pôles de référence ou de centre d'accueil (6, 21, 17). D'autres proposent des monographies à partir d'études de cas suivis sur plusieurs années ou de « matériel psychothérapique » d' adultes ayant subi des abus. D'autres tentent quelques études concernant l'état ou le devenir d'enfants ou d'adolescents vus en expertise (18, 7). Ainsi dans une étude rétrospective concernant 69 expertises de jeunes filles victimes d'agressions sexuelles, Huerre P (7) constate que 39,4% des jeunes filles ne présentent pas au moment de l'expertise de troubles psychologiques manifestes mais il souligne aussi que parmi ces jeunes filles asymptomatiques 84% ont porté plainte dans la première semaine suivant l'agression, alors que chez les jeunes filles présentant des troubles psychologiques 87% ont déposé plainte plus d'un mois voire plusieurs années après l'agression. Ces chiffres sont ils à interpréter comme un effet bénéfique du signalement ou de la procédure, ou comme un effet du soutien parental qui l'a permis et accompagné ? Question méthodologiquement ouverte.
Il est possible que le psychiatre ne soit pas le mieux placé pour observer les effets des interventions, d'abord parce qu'il y participe, ensuite parce qu'il n'a qu'une vue très parcellaire des populations concernées. Mais c'est aussi cependant lui qui peut avoir l'opportunité de suivre dans la durée certains enfants et adolescents et mesurer les effets immédiats et d'après-coup des procédures et des décisions (16).

LES CADRES ETUDIES ET LEURS EFFETS

Il n'est pas question de reprendre ici les thèmes développés dans d'autres chapitres, mais nous souhaitons souligner les éléments cliniques administratifs et juridiques pouvant entrer en résonance avec le vécu de la victime.
1°) LES CADRES CLINIQUES
Les situations cliniques et les réponses apportées sont très variées, fonction de la nature de l'abus (isolé répété ou surtout susceptible de se reproduire), du niveau de développement psychoaffectif de la victime, de la qualité de l'entourage, des dispositifs et équipements locaux etcŠ L'impact de nos prises en charge semble quant à lui très variable selon la manière dont l'abus est suspecté ou dévoilé. Nous distinguerons cinq situations, au découpage certes schématique mais qui résument la manière dont les situations d'abus sexuel « arrivent sur le terrain » :
*abus sexuel récent et patent ayant pu conduire à certains délabrements physiques pour lequel la victime est le plus souvent conduite promptement dans un service médical d'urgence. Aux soins médicaux est alors conjointement associée une enquête de police visant à recueillir dans l'immédiat des preuves pouvant identifier l'agreseur (interrogatoire, prélèvements de spermeŠ). La victime est alors plongée de fait dans le parcours médical et judiciaire dont elle attend une protection, un soin et une peine rapides.
* abus sexuel plus ancien (mais pouvant encore être actif) source pour la victime de plaintes somatiques ou comportementales diverses, aiguës ou chroniques pouvant conduire à un absentéisme scolaire, des séjours répétés à l'infirmerie voire à des hospitalisationsŠ L'atypicité, l'absence de systématisation des plaintes, leur récurrence, un climat familial « flou » peuvent alerter les différents acteurs de terrain quant à une éventuelle une situation de maltraitance sexuelle. Le problème est que la victime n'en parle pas, et c'est à ces acteurs de terrain de l'accompagner sans contrainte dans la possibilité de révélation et de l'informer du parcours des enjeux et des aléas de la procédure.
*abus sexuel assimilable au précédent, mais dont la victime se défend dans un mécanisme d'identification à l'agresseur, par des conduites provocantes voire délictueuses. Ces troubles de conduites ont pu amené cette victime à déjà côtoyer les services sociaux et judiciaires (procès, tribunal pour enfants, AEMO, placementsŠ). Pour la victime ces services sont alors souvent entachés de représentations négatives. Il ne va pas être facile de lui proposer leur aide, sachant qu'elle peut ne plus avoir confiance en des adultes qui « se trompent de coupable », et que la différenciation va être difficile à maintenir entre la protection, la sanction de l'abuseur, et la nécessaire sanction de ses propres délits.
*abus sexuel allégué par un membre de la famille ou de l'entourage, dans des contextes de divorce conflictuel. Les autorités administratives et judiciaires sont alors fortement sollicitées pour faire la preuve de l'abus, au risque de contraindre l'enfant à un parcours pénible et inquisiteur où il risque d'être confronté à l'exploitation de sa parole et mis à mal dans des conflits de loyauté.
* abus sexuel évoqué au cours d'un travail psychothérapique : Si l'abuseur ne risque plus de nuire, il convient d'être prudent et patient avant de déclencher une procédure administrative ou judiciaire qui risque d'inscrire dans la réalité des productions fantasmatiques transitoires. Cependant si celles ci prennent un caractère insistant et inélaborable, il est licite d'évoquer avec la victime les recours judiciaires


2°) LES CADRES ADMINISTRATIF ET JUDICIAIRE
*Sur le plan administratif de fortes incitations politiques, notamment les mesures de décentralisation, ont encouragé les conseils généraux à créer dans chaque département des pôles de référence concernant la prise en charge des victimes de maltraitance. Certains départements n'avaient pas attendu ces directives pour travailler en collaboration (17). Ces pôles s'organisent en terme « fonctionnel » (21, 17), c'est à dire qu'il s'agit de structures de liaison interdisciplinaires associant pédiatre pédopsychiatre gynécologue, psychologue, assistante sociale . Ces unités fonctionnelles peuvent être sollicitées par des médecins, des travailleurs sociaux, des victimes ou leur entourage, la brigade des mineurs etcŠ Ces unités fonctionnelles n'existent pas encore dans tous les départements. Elles sont souvent implantées dans les service de pédiatrie ou des urgences avec plus ou moins de marquage topographique. Ces unités ont toutes vis à vis de la victime une mission de protection, d'évaluation de l'état de santé somatique et psychologique, d'orientation si ce n'est de soin et de centre ressource et de formation pour les acteurs de terrain. Mais toutes n'ont pas le même fonctionnement. Selon leurs références théoriques elles participent notamment plus ou moins aux actions de justice (auditions assistées par exemple), et s'engagent plus ou moins dans des actions à visée thérapeutique. Certains auteurs(19, 21), sans remettre en cause l'intérêt de telles unités ont évoqué le risque de stigmatisation des victimes qui y passent, et ont souligné le travail délicat et parfois ambigu de leurs intervenants qui doivent en permanence lutter contre la confusion des rôles (notamment entre le rôle de soin et d'expertise) désorganisante pour les victimes - nous y reviendrons. Mais probablement ne sont ce pas les lieux mais la manière dont on travaille qui conditionnent l'impact des prises en charge.
Parallèlement à ces pôles de référence, un certain nombre de départements ont mis en place dans le cadre d' un protocole de prévention et de protection de l'enfance en danger, un guide du signalement qui évite l'illisibilité antérieure des circuits et des lieux de décision, et permet d'orienter au mieux et au plus vite les interventions (14).
*Sur le plan judiciaire, l'augmentation considérable des plaintes ou signalements ont conduit à une nécessité d'adaptation du cadre procédural pénal à la spécificité de l'enfant. Nous reviendrons sur la loi relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles et à la protection des mineurs du 17 juin 1998 (détaillée par ailleurs) pour en souligner deux points pouvant avoir une incidence sur le vécu de la victime :
-- le premier concerne l'article 706-52 du code de procédure pénale qui stipule qu' « au cours de l'enquête et de l'information, l'audition d'un mineur victime de l'une des infractions mentionnées à l'article 706-47 fait, avec son consentement ou s'il n'est pas en état de le donner, celui de son représentant légal, l'objet d'un enregistrement audiovisuel ». Par rapport au projet de loi initial (1) qui n'avait pour objet que de donner une base légale aux expériences menées depuis quelques années dans quelques centres pilotes (notamment à Bordeaux, dans le cadre de la procédure dite Mélanie), la loi votée par le parlement rend obligatoire cette procédure.
Elle a le grand avantage de réduire le nombre d'interrogatoires estimés entre 16 et 26 pour une même victime (20). Elle réduit les brouillages liées aux répétitions où les paroles de la victime peuvent finir par être contaminées se fondre et se confondre avec les suggestions inductrices des adultes. Elle évite les rétractions de plainte ou du moins en limite les effets. Mais elle n'est pas pour autant dénuée d'inconvénients (15) . Elle pose en effet la question de la réalisation et de l'utilisation de cet enregistrement : la systématisation du procédé garantira t il que les professionnels soient toujours formés pour éviter un climat de voyeurisme ? quelle représentation l'enfant ou l'adolescent aura t il de la diffusion et de l'utilisation de sa parole si il sait qu'elle peut être dupliquée ? quelle place sera laissée aux modifications du récit qui peuvent survenir en dehors de tout contexte de pression extérieure ?
-- le deuxième point concerne la possibilité donnée par la loi à la victime d'être accompagnée lors des actes d'enquête ou d'instruction par tout personne, psychologue, travailleur social ou membre de la famille à même de lui assurer un soutien psychologique. Cette mesure à priori psychologiquement généreuse peut être tout à fait bénéfique si cet accompagnement est exercé par des professionnels notamment des éducateurs spécialement formés à cet exercice. Il n'est cependant probablement pas sans conséquence sur la libre parole de la victime, et pose là encore la question du risque de confusion des rôles (que faire si la victime demande à être accompagnée par son psychothérapeute ?)

LES ETAPES CLES DU PARCOURS

Le parcours médico-socio-judiciaire est souvent complexe, toujours long même s'il n'aboutit à aucune mesure effective. Il est balisé par quelques étapes clés qui viennent périodiquement remettre en scène l'expérience traumatique, et peut donc devenir en lui même potentiellement traumatique.
1°) L'AVANT ­ SIGNALEMENT
Cette période ne fait pas partie à proprement parler du parcours médico-socio-judiciaire puisque celui n'est par définition pas encore amorcé. Il s'agit néanmoins d'un temps toujours fondamental, car c'est en partie du travail effectué en amont auprès de l'enfant ou de l'adolescent et de sa famille que dépend la qualité des décisions et de l'organisation d'aval. Comme souligné au paragraphe précédent concernant les champs cliniques, bon nombre de situations d'abus sexuels ne sont exprimées par les adolescents qu'au travers de manifestations physiques ou comportementales, flambée de symptômes qui vient témoigner des forces de répétition à l'¦uvre. On connaît les effets dévastateurs des « signalements parapluies » intempestifs qui viennent bouleverser les organisations personnelles et familiales. Situations où la victime n'est plus reconnue comme sujet mais comme objet de décision. Situations où sa parole a été court circuitée devancée ou volée. Situations qui risquent d'obérer définitivement la confiance que la victime pouvait avoir dans l'organisation sociale et juridique du monde des adultes . Alors, hormis les situations où la victime encore en danger nécessite une intervention sans délai, comment concilier son accompagnement vers la démarche judiciaire tout en respectant son tempo, son ambivalence et ses inévitables contradictions? (12). Avoir soi même à l'esprit l'éventualité de l'abus permet souvent à l'enfant ou l'adolescent de lui même l'aborder. Le moment du dévoilement n'est d'ailleurs jamais anodin. Il survient souvent lorsqu'une relation de sécurité a pu être établie, et qu'une certaine distance vis à vis de sa famille a pu s'instaurer (soit qu'il constate que sa présence n'est plus indispensable à la survie de la famille, ou que des changements dans la dynamique familiale lui permettent de s'étayer sur un de ses membres). S'il sent que sa parole est accueillie sans doute ni excitation excessives, il pourra faire confiance à l'adulte qui lui présentera la procédure dans toute sa complexité et ses aléas en lui proposant de l'accompagner.

2°) LE SIGNALEMENT ET LA MISE EN ROUTE DES PROCEDURES MEDICALES ADMINISTRATIVES ET/ OU JUDICIAIRES
Le signalement fait passer l'abus de l'espace intime à l'espace public. Il est souvent le moment d'un soulagement transitoire, mais il peut également coïncider avec une exacerbation des symptômes (12) : marques du travail psychique qui a permis et abouti au dévoilement ? ou manifestations réactionnelles au bouleversement familial ? Il s'ensuit souvent une accélération du temps avec une succession de remaniements personnels et familiaux. C'est l'intérêt des centres de référence que de concentrer ce moment de grands bouleversements et de confirmer officiellement à la victime que l'agression qu'il a subi est condamnable en même temps qu'on va l'en protéger.
En fonction de l'évaluation de la situation, il sera décidé de mesures administratives et /ou judiciaires pouvant aller d'un « simple » suivi éducatif à des mesures de police avec incarcération de l'abuseur ou placement de l'enfant. La victime peut alors être exposée à des reproches familiaux, à la mise en doute de sa parole, à une stigmatisation de la part de son groupe de pairs ou à des changements importants de son mode de vie (déménagement, changement d'établissement scolaire etc), tous éléments qui viennent ajouter leur traumatisme au traumatisme initial.
Ce temps peut aussi être celui d'un examen médical. Que cet examen entre dans le cadre d'un abus patent, ou qu'il soit à valeur expertale en cas d'allégations d'abus, les équipes spécialisées sont vigilantes pour ne pas se focaliser sur l'examen gynécologique mais pour l'intégrer dans une réelle procédure de soin global (6). On peut néanmoins s'interroger dans les situations d 'allégation d'abus sur l'impact traumatique d'un tel examen. Certains pédiatres discutent l'intérêt de le réaliser sous anesthésie générale, c'est peut être ouvrir encore plus grand la porte aux fantasmes traumatiques ?

3°) LES DECISIONS JUDICIAIRES ET LEURS SUITES

L'inflation des signalements aboutit à une asphyxie de certains cabinets de magistrats et à un ralentissement des procédures. Les enquêtes et les jugements peuvent durer plusieurs mois voire plusieurs années laissant les victimes et les familles dans l'expectative.
Même s'il convient de distinguer tant en terme théorique que procédural, la protection et le soin de la victime de la peine infligée à l'accusé, les deux sont souvent intimement liés dans l'esprit de la victime et de sa famille. Le classement sans suite effectué par le procureur de la république, comme le non-lieu prononcé par le juge d'instruction est souvent source d'incompréhension voire de disqualification. Sentiments souvent partagés par les travailleurs médico-sociaux à l'origine du signalement qui se sentent désavoués dans leur action tant vis à vis de l'enfant que de sa famille. Il semble important que même si il y a « non- lieu » ou « sans-suite », ces décisions puissent être restituées et surtout expliquées par le juge lui même à la victime.
La longueur des procédures d'instruction et leur issue incertaine conduit aussi parfois à des situations paradoxales mal vécues par les victimes : en effet il n'est pas rare que faute de preuves fermes l'abuseur, certes sous contrôle judiciaire reste au domicile (pouvant même s'y assurer la loyauté de la famille), alors que la victime pour être protégée est placée en famille d'accueil ou en foyer (9). Situations souvent source de recrudescence symptomatique et d'escalade dans la violence institutionnelle qui mériteraient peut être une meilleure concertation entre le juge des enfants et le juge d'instruction.
Lorsqu'il y a inculpation, les choses ne sont pas forcément plus simples. Les victimes ont en effet souvent des projections d'avenir bornées par la date de libération, redoutant toujours une sortie anticipée. La sortie effective est un temps qui vient réactiver le traumatisme initial avec une acuité souvent proportionnelle aux années écoulées.


4°) L'ACCOMPAGNEMENT PSYCHOLOGiQUE

La victime va pouvoir avoir plusieurs fois l'occasion de rencontrer des psychologues ou des psychiatres dans son parcours : au moment du signalement, lors d'une éventuelle expertise ou lors d'un travail psychothérapique individuel ou familial à long terme. Il importe que ces fonctions soient bien différenciées. Un psychiatre ou psychologue qui a participé au signalement peut il s'inscrire dans unsuivi psychothérapique à long terme ? ce débat est ouvert Il convient de ne pas forcer la psychothérapie, ce qui risquerait de réinstaller la victime dans la passivité qui à présidé à l'abus. Et si on la décide il importe en tous cas de bien en définir le moment.
Les « psy » n'ont pas le monopole du soin, et il peut y avoir un préalable indispensable à la psychothérapie assurée par le soutien et la contenance sociale. Ainsi peut on avec Moroy et al.(12) distinguer deux temps : Un premier temps conjoint d'accompagnement avec l'équipe du signalement. Temps de dévoilement au cours duquel une thérapie individuelle n'est pas systématiquement indiquée, mais temps où l'on peut assurer une fonction de contenance de pare-excitation, une disponibilité en temps et en écoute ayant d'emblée une dimension thérapeutique. Et un deuxième temps disjoint où le psychiatre ou le psychologue peut proposer ses services pour un travail d'élaboration qui viendra parfois bien des années plus tard.

LES EFFETS GLOBAUX ET LES RISQUES DU PARCOURS

Nous distinguerons, certes un peu artificiellement, les effets positifs de ce parcours qui en justifient à eux seuls la durée et la complexité, et ses risques liés d'une part au « surlignage » de certaines dimensions propres aux procédures, et liés d'autre part aux vicissitudes de son organisation.
1°) LES EFFETS POSITIFS ATTENDUS :
*Ce parcours médico-socio-judiciaire assure déjà, et c'est son premier objectif, une mission de protection visant à empêcher la prolongation ou la récidive de l'abus. Il doit conforter la victime dans la capacité qu'a la société de le protéger
* Il vise par ailleurs à redonner à la victime son statut social dans sa filiation et les générations. L'autorité administrative ou judiciaire en énonçant l'interdit de la transgression vient rappeler l'obligatoire nécessité de garantir les distances entre les êtres. Sans confondre loi juridique et loi symbolique, on espère que poser l'une fera écho à l'autre, et qu'elle permettra à la victime d'investir ou de réinvestir ses relations sociales amicales ou amoureuses.
*Ce parcours assure du soin. Soin médical sur un corps qui a pu être malmené, soin psychique déjà dans une fonction d'apaisement et de réorganisation, et si possible dans un second temps dans un travail d'élaboration
*Ce parcours peut être l'occasion de réorganiser les liens familiaux en permettant que chacun retrouve sa place et son rôle. C'est l'intérêt des prises en charge familiales.

2°) LES RISQUES :
2.1 : risques liés au surlignage de certaines dimensions propres aux procédures
*Plusieurs auteurs insistent sur les risques qu'il y a à centrer les investigations sur la sexualité de l'enfant tant dans l'examen de ses organes sexuels que dans l'exploration de ses idées et de son comportement .On peut s'interroger sur l'impact de cette attention toute particulière tant physique que psychique sur le développement intellectuel affectif et relationnel de la victime (21, 19).
*Ces mêmes auteurs évoquent aussi le risque de stigmatisation et de victimisation secondaire. L'objectif de la procédure est de restituer à la victime son statut de sujet, le statut de victime apparaissant de ce fait comme initialement nécessaire mais aussi comme nécessairement transitoire (8). L'abus sexuel ne constitue pas un diagnostic en soi. Le risque d'une inscription dans les centres de référence et dans le parcours qui en émerge, est de figer les enfants ou adolescents narcissiquement vulnérables dans l'identité d' « abusé » ou d' « ancien abusé »
* Un des risques est également de fétichiser ou sacraliser la parole et d'y avoir recours comme quelque chose qui miraculeusement pourrait avoir des effets salvateurs immédiats. Penser que « tout dire » permet de définitivement se purifier du traumatisme et de la culpabilité qui l'accompagne, c'est méconnaître la part de culpabilité inconsciente irréductible- assurément scandaleuse sur le plan rationnel, mais pourtant psychiquement bien réelle ­ qui fait que toute victime se pose inévitablement la question de la part de responsabilité réelle ou fantasmée qu'elle porte vis à vis de son agresseur. A cette culpabilité inconsciente peut s'ajouter celle plus réelle d'avoir déclenché une chaîne de réactions déstabilisant son entourage. La reconnaissance officielle de la responsabilité de son agresseur ne peut exonérer la victime de travailler psychiquement sa propre culpabilité . Enjoindre la victime de façon quasi protocolaire d'exprimer sa colère, c'est risquer de rejouer une relation d'emprise. Sans doute vaut il mieux comme le souligne H. Van Gijseghm l'interroger sur le sens des sentiments qu'elle éprouve sans chercher à les susciter (19). L'enfant ou l'adolescent victime doit par ailleurs récupérer son droit au secret et à l'ambivalence . Il doit pouvoir nous cacher des choses non parce qu'il y est contraint mais parce que cela restaure son intimité. Il doit pouvoir reconnaître qu'amour et haine peuvent coexister non pour justifier ce qui s'est passé mais pour sortir de l'archaïque et du clivage radical victime/ bourreau.
* Enfin la mise en action de la procédure médico-socio-judiciaire modifie le vécu temporel. Après le temps sidéré de l'abus, le signalement vient accélérer les événements. Les décisions administratives ou judiciaires viennent alternativement dilater et compacter le temps avec un bornage voire une suspension temporelle liée aux différentes étapes du parcours (10). Un certain nombre de victimes ne peuvent pas se projeter dans l'avenir au delà de la date de libération de leur agresseur si celui ci a été incarcéré.

2.2 : les risques liés aux vicissitudes de l'organisation du parcours
*Nous avons vu la multiplicité des acteurs dans ce parcours interdisciplinaire et inter institutionnel. Chaque profession peut avoir plusieurs représentants (par exemple juge des enfants, juge d'instruction, juge aux affaires familiales pour le corps judiciaire ; psychiatre participant au signalement, psychiatre expert, psychothérapeute pour le corps soignant). Le risque est que les rôles soient mal différenciés non seulement dans chaque profession mais aussi entre les institutions. Qui fait quoi ? avec quel mandat ? comment ? au nom de quelle institution ? avec qui ? et au service de qui ? sont des questions préalables indispensables au travail interdisciplinaire pour éviter la confusion des rôles. Certains acteurs peuvent avoir tendance dans une mégalomanie réparatrice à endosser plusieurs « casquettes ». Confusion qui est déjà par définition très prégnante dans ces situations d'abus et que les professionnels risquent de réactiver.
* Un autre problème dont risque de pâtir la victime est le manque de cohérence et d'articulation entre les professionnels qui s'occupent d'elle (nous avons par exemple déjà évoqué le possible manque de coordination entre le juge d'instruction et le juge des enfants) ,Dans ces situations d'abus où les places et les espaces ont souvent été gommées, ce qui peut être opérant n'est pas tant ce que nous faisons que la qualité des relations que nous entretenons. Il importe que la victime sentent que nous avons des places différenciées mais néanmoins cohérentes, et que nous pouvons être différents tout en étant liés et sans menace pour la fonction et l'identité de chacun. Le réseau médico-socio-judiciaire potentialise les actions de chacun à condition que les passages soient souples concertés et réversibles.
* Enfin dans ce long parcours la victime est en permanence exposée aux contraintes organisationnelles des différentes institutions : mobilité de certains personnels (rotation des juges, changements d'affectation des éducateurs), changements de placement parfois sur un autre département qui fonctionne avec d'autres procéduresŠ, insuffisance des moyens qui font que le suivi se réduit parfois aux seules réévaluations périodiques réglementaires, la victime peut parfois être déçue par rapport à sa recherche de sécurité de cohérence et de continuité qui avait présidé à son placement. Aux séquelles du traumatisme initial risque de s'ajouter les effets des discontinuités institutionnelles.


CONCLUSION

Il importe de s'interroger sur l'impact de nos décisions et de nos prises en charge à court moyen et long terme sur l'épanouissement physique affectif et social des victimes. Les études d'évaluation quoique extrêmement difficiles sont indispensables. La diversité des pratiques liées aux histoires institutionnelles locales et aux lois de décentralisation apportent une grande richesse mais ne facilite pas l'évaluation. Mais peut on pour des études randomisées priver une partie des victimes de mesures qui semblent avoir fait leurs preuves ? Peut on au nom de la recherche réactiver des traumatismes ? Peut on extrapoler des résultats pour « protocoliser » des pratiques sans tenir compte des contingences locales ? Certaines études de cas bien menées sur plusieurs années peuvent, sans les remplacer, être aussi riches d'enseignement que certaines études statistiques dont les biais sont difficiles à contrôler.
Nous avons probablement un idéal de fonctionnement à la mesure des émois suscités par ces situations d'abus. La difficile articulation de la protection, du soin et de la peine nous ramène à beaucoup d'humilité. Ce qui compte n'est peut être non pas tant la nature des mesures que nous prenons, que la manière dont nous les appliquons. Différenciation des rôles, continuité des liens sont probablement des pivots indispensables au bon fonctionnement. Assurer la protection de la victime, c'est non seulement la soustraire à son agresseur mais c'est aussi lui donner les moyens de son épanouissement affectif intellectuel et social malgré le traumatisme subi. Il faut pour cela respecter son tempo, l'accompagner dans ses décisions plutôt que les prendre à sa place, et surtout s'appuyer sur les parties saines de son psychisme non abîmées par l'abus pour l'aider à l'élaborer. Il convient aussi d'envisager, et ce peut être dès l'initiation du parcours médico-socio-judiciaire, le moment où il le quittera afin qu'il ne soit pas définitivement enfermé dans un statut « d'abusé ».

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Dernière mise à jour : dimanche 30 novembre 2003

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