La pratique clinique, comme la pratique expertale, rencontre fréquemment des situations pathologiques dans lesquelles apparaît la notion d'une maltraitance sexuelle passée non révélée jusqu'alors. Autant il est possible dans une lecture a posteriori de tenter d'établir quelques liens entre la maltraitance et les signes de souffrance qui lui ont succédé, autant juste après les faits, il aurait été impossible ou extrêmement aléatoire- de prédire l'avenir.
Par ailleurs, les données de l'INSERM en France (cf les travaux de Marie Choquet) comme celles provenant d'autres pays font apparaître l'importance du problème à l'adolescence et de ses conséquences lorsqu'il n'est pas reconnu. (1)-(2)-(3)-(4)
C'est pourquoi la question posée est si importante et en même temps si difficile : la méconnaissance des maltraitances sexuelles est encore fréquente, malgré la médiatisation qui en est faite et qui engendre autant de silence dû à la honte et à la culpabilité éprouvées par la victime, que d'excès de dénonciations à la mode anglo-saxonne(dans le cadre de conflits conjugaux chez les parents par exemple ou par l'établissement d'un lien de cause à effet rapide à propos d'une manifestation symptomatique inquiétante). La cascade de conséquences d'une plainte (sur le plan médico-légal autant que sur celui de la vie quotidienne à suivre : menaces, changement d'établissement scolaire, déménagement familialŠ) conduit parfois à préférer en différer le dépôt. A l'inverse, la crainte de passer à côté d'une maltraitance au nom du principe de précaution- peut déboucher sur un signalement inadéquat et ravageur.
C'est dire l'importance de la qualité de l'évaluation faite par les professionnels, des outils dont ils disposent, de leur expérience clinique avec les adolescents, des formations continues dont ils se dotent, des temps de réflexion partagés avec d'autres intervenants qu'ils ont à leur disposition, de leur formation initialeŠ
Nous savons bien par ailleurs combien le débat concernant les relations entre maltraitance sexuelle et émergence pathologique a pu évoluer dans l'histoire des idées (5)-(6)-(7)-(8)y compris chez Freud- comme dans celle des sociétés et de leurs références idéologiques et juridiques.
Au vu de ces remarques préalables, il me semble qu'il n'est possible de répondre à la question de la reconnaissance des maltraitances sexuelles récentes chez l'adolescent qu'en précisant les âges concernés, qu'en différenciant les sexes, et en délimitant davantage les contours de la notion de maltraitance (s'agit-il de toutes les maltraitances sexuelles, du viol incestueux à la provocation sexuelle verbale vécue sur un mode traumatique sans agression, d'un attouchement ou d'un viol par un camarade en collège ?). Nous considérerons dans cet exposé la maltraitance sexuelle au sens établi consensuellement au Québec : c'est à dire « imposer des attitudes, des paroles ou des gestes à connotation sexuelle contre la volonté de la personne ou sans son consentement, en ayant recours à la manipulation affective ou matérielle, à l'intimidation, la menace, le chantage ou à la violence verbale, physique ou psychologique, de manière évidente ou non, et qu'il y ait ou non-évidence de lésion ou traumatisme physique ou émotionnel ».
La maltraitance sexuelle chez l'adolescent bouleverse l'équilibre instable d'une personnalité en construction, met en jeu ses ressources et ses zones fragiles, sollicite les fondations infantiles sur lesquelles elle s'appuie, l'entourage familial qui l'environne, les références culturelles qui l'organisentŠ C'est dire combien ses effets pourront varier d'un sujet à l'autre à maltraitance égale et combien les modes d'expression du traumatisme subi peuvent varier selon les zones de localisation des vulnérabilités individuelles et leur importance, comme des modes de défense les mieux adaptés à chacun.
Par ailleurs, la notion d'adolescence pouvant être définie avec la précision que l'on sait(9), l'âge des sujets concernés par la question posée couvre une période large de la vie avec un impact différent selon les âges : à 11 ans, chez une jeune fille tout juste pubère, l'impact ne peut être comparé aisément à celui qu'aura la même agression sexuelle chez une jeune femme de 17 ans presque majeure ou chez une autre fonctionnant sur un mode adolescent à 20 ans révolus (10)-(11). Cet impact varie aussi selon la répétition de la maltraitance ou son caractère unique.
Ces réserves faites, il n'est pas étonnant que la reconnaissance des conséquences des maltraitances sexuelles récentes chez l'adolescent puisse s'établir sur l'ensemble des modes d'expression dont dispose l'être humain à ces âges, des manifestations d'allure psychopathologique aux changements comportementaux en famille (12)-(13), aux variations dans les relations avec les autres jeunes comme dans la scolarité.
Par commodité, nous présentons à présent, au vu de notre expérience clinique et expertale, les grands domaines pouvant être concernés en rappelant de nouveau qu'ils ne sont mis en lien avec le traumatisme subi qu'après coup et qu'ils ne peuvent être affectés d'une valeur indicative a priori.
Bien évidemment en premier lieu les états de stress post-traumatiques tels qu'ils sont connus en pathologie adulte. Le temps qui passe diminue l'ampleur des manifestations et ils sont donc d'autant plus présents que les faits sont proches. Mais on retrouve aussi fréquemment, comme chez l'adulte, des réactions anxieuses ou des états d'angoisse importants et tranchants avec ce qu'éprouve et manifeste le sujet habituellement. Il en va de même pour les présentations dépressives (14)-(15)-(16)-(17)et les troubles du sommeil avec ou sans cauchemars.
Au-delà de ces manifestations bien connues et qui donc font assez facilement venir à l'esprit la question d'une maltraitance, d'autres signes et modalités d'expression sont retrouvés plus particulièrement chez les jeunes, sans qu'ils en aient cependant l'exclusivité.
Tout d'abord ceux qui passent par le corps, en lien avec les enjeux pubertaires. Ils sont particulièrement fréquents chez les filles :
Les tableaux constatés pourront être sous forme de plaintes somatiques mettant les médecins généralistes et les infirmières et médecins scolaires en première ligne (18);
Ou encore de maltraitances auto-infligées à type d'automutilation, de scarificationsŠ
Sans oublier les symptomatologies anorectiques avec ou sans boulimie, comme cela est observé souvent dans les services pour adolescents.
Nous pourrions ranger dans ce groupe les conduites toxicomaniaques débutant après le traumatisme ou s'amplifiant que l'on retrouve autant dans les deux sexes.
Ensuite, il faut relever les manifestations à type de passages à l'acte :
On retrouve dans ce groupe les auto-agressions - tentatives de suicide (surtout chez les filles), prises de risques (surtout chez les garçons)Š-, les hétéro-agressions plutôt masculinesviolence physique ou sexuelle agie (19)
Sans oublier les fugues, fréquentes.
La vie relationnelle et sociale est souvent affectée sous forme d'inhibition dans les relations aux autres, de repli au domicile familial, d'évitement de certains lieux lourds en souvenirs ou risquant de confronter au regard d'autrui : absentéisme scolaire, phobies scolaires ; ou, au contraire, on observe des comportements provocants sur un plan agressif ou sexuel avec séduction active inhabituelle.
La vie affective et sexuelle est aussi parfois modifiée dans le sens d'un évitement douloureux ou à l'inverse de passages à l'acte sexuels répétés avec mise en danger (violences, absence de précautions contraceptives et anti-MSTŠ).
Enfin, la scolarité peut être touchée, à la mesure de l'investissement dont elle est l'objet pour le jeune comme pour son entourage : désinvestissement des apprentissages, repli et isolement relationnel, agitation et problèmes disciplinairesŠ
Quasiment toute la nosographie à l'adolescence peut donc être évoquée, et, au-delà des formes d'expression d'allure pathologique, les manifestations comportementales les plus variées. C'est pourquoi il est si important pour affiner le repérage de la valeur à affecter à tel ou tel trouble de mettre en place les conditions d'une évaluation actuelle large avec les parents, les professionnels en milieu scolaire et plus largement avec tous ceux qui ont à connaître l'adolescent (20). Parallèlement, il importe aussi de mettre les signes recueillis en perspective : viennent-ils d'apparaître ? Viennent-ils en rupture ou en accentuation de problèmes antérieurs ?
Rappelons combien les adolescents ne s'adressent pas toujours voire pas souvent- aux interlocuteurs prévus par nos dispositifs de prévention ou de soins sous la forme qu'ils ont été préparés à recevoir et qui leurs permettrait d'identifier les problèmes: tel jeune laissera un indice de ce qui lui est arrivé dans un devoir de français ; telle autre en parlera à la femme de service en qui elle a confiance au collège ; ou encore se plaindra de douleurs abdominales à un parent ou une camarade ; ou téléphonera à un organisme avec numéro vert (8% des appels adressés à « jeunes violence écoute » concernent des agressions sexuelles (21))Š La capacité qu'auront les adultes concernés à se mettre en lien avec d'autres est déterminante en la matière.
Or il semble ressortir d'études récentes que des professionnels tels que les psychiatres, soit n'ont pas à l'esprit les liens possibles entre les signes précités chez l'adolescent et une maltraitance sexuelle possible, soit n'estiment pas aisé ni même souhaitable pour certains d'évoquer cette hypothèse dans le travail de soins, même si l'idée leur en vient (22)La difficulté consiste donc à respecter les modalités de pratiques propres à chacun en fonction de son expérience, de sa formation, de son système de référenceŠ sans basculer dans l'établissement de rapports de cause à effets simplistes, chaque signe « suspect » devant faire systématiquement l'objet d'investigations, ni dans la négligence d'un traumatisme impossible à exprimer pour certains autrement que par des formes indirectes.
Par ailleurs, il faut souligner qu'il n'y a pas, dans mon expérience (23)-(24)-(25) de liens directs entre la gravité du traumatisme sexuel et l'impact et les troubles qui en résultent : des «petits» traumatismes cumulés et durables peuvent engendrer parfois plus de conséquences qu'un événement massif et unique. Les capacités de transformations et de réaménagements individuelles ainsi que la solidité des assises de base du sujet sont directement impliquées.
Il ressort aussi d'une étude récente relative à mon travail d'expertise de victimes (9) que les conséquences psychologiques et/ou comportementales des agressions sexuelles sur les victimes varient principalement en fonction du délai entre la maltraitance et la plainte d'une part, et d'autre part du degré de crédibilité dont elles ont bénéficié dans leur entourage familial. Il semble en outre qu'une adolescente agressée sexuellement courera 3 à 4 fois plus le risque de subir une nouvelle agression
C'est dire l'intérêt de la précocité du repérage de ces maltraitances.
BIBLIOGRAPHIE
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(24)Huerre P Existe-t-il des caractéristiques cliniques et psychopathologiques des agresseurs sexuels enfants et adolescents ? In Psychopathologie et traitements actuels des auteurs d'agression sexuelle. Paris : John Libbey eurotext, 2001 : 135-41.
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Dernière mise à jour : vendredi 28 novembre 2003 Renseignements