Évaluation de l'opportunité, du moment et du cadre

Dr Isabelle FERRAND


Ces dernières années, l'évolution a été majeure dans le champ de la prise en charge des toxicomanes. Autrefois le sevrage était l'unique attente des patients, des familles, des professionnels.

Il existait un schéma idéalisé sevrage-postcure, schéma idéalisé tant par les patients que par les équipes. L'admission dans de nombreuses structures spécialisées passait et passe encore par l'abstinence de tout produit.

La pression des patients, des familles était grande, le manque de lits de sevrage également, les listes d'attente étaient longues.

Nous nous trouvions quotidiennement confrontés à des sujets en manque.

Les pratiques larges de substitution ont radicalement modifié la situation : le sevrage est devenu une modalité thérapeutique parmi d'autres.

Les pratiques de substitution des opiacés sont souvent plus valorisées que le sevrage. Celui-ci n'a plus pour seul objectif l'abstinence définitive de tout produit. Il peut s'agir de sevrage partiel chez des polytoxicomanes destiné à instaurer une substitution de qualité. Il peut s'agir d'un sevrage ayant pour objectif l'amélioration de la qualité de vie, le sevrage-abstinence n'étant pas d'actualité pour le patient.

Parallèlement, le développement des structures et des politiques de soins permet dans la plupart des régions de disposer de possibilités d'hospitalisation facile pour des sevrages. Il appartient alors aux équipes soignantes de s'adapter à ces nouveaux types de sevrage, notamment le sevrage partiel.

Ces divers éléments nous permettent de travailler dans un contexte plus souple. A la diversité des situations répond une diversité des réponses possibles. La situation de l'offre est telle que le dialogue est plus facile, les demandes de médicaments pour pallier le manque sont plus rares ; il est possible d'évaluer beaucoup plus facilement la situation. Dans ce contexte l'élaboration de la demande sera meilleure. Encore sommes nous probablement dans une période intermédiaire entre l'ère des opiacés et celle des psychostimulants.

Le moment, l'opportunité peuvent être envisagés selon le patient et selon le médecin.

Selon le patient : le point le plus évident est sa demande, demande étayée par des éléments de sa vie psychique et sa volonté de changement par rapport à son existence.

Nous l'avons déjà souligné, il est beaucoup moins fréquent que par le passé que cette demande se situe dans l'urgence. Il est plus facile de préciser la demande thérapeutique du patient et d'élaborer un projet de soins qui soit le sien propre. L'important est de parvenir à une alliance thérapeutique dont les objectifs sont revus au fur et à mesure avec le patient, en le renforçant dans son désir de changement.

Comme toujours en Psychiatrie le temps et la continuité des soins sont des alliés thérapeutiques.

De quel sevrage s'agit-il ?

- La conception classique est celle de l'arrêt de tout produit dans une perspective de désintoxication durable, aboutissement ou étape importante d'un travail psychothérapeutique ;

- Parallèlement sont exprimées des demandes de sevrage des produits de substitution de méthadone ou de subutex, devenus pour le patient un "produit toxicomaniaque" ou un produit en voie de désinvestissement ;

- Une 3ème situation est loin d'être rare : il peut s'agir de sevrage partiel ou sélectif d'alcool, de tranquillisants ou de cocaïne chez un sujet qui prend conscience que sa dépendance aux opiacés est dépassée par sa dépendance aux autres psychotropes. En effet le sevrage alcoolique et le sevrage de benzodiazépines sont des préalables indispensables à l'instauration d'un traitement de substitution. Par exemple un sevrage alcoolique ou un sevrage de benzodiazépines pourra permettre une mise sous traitement de substitution facilitant ainsi un travail socio psycho éducatif et une dynamique de changement qui in fine peut aboutir à l'abandon des produits. On voit ainsi que la trajectoire des patients est faite d'une succession de sevrages partiels ;

- Les sevrages peuvent aussi représenter pour un certain nombre de patients un moyen de régulation de leur consommation. Ces situations peuvent être mal vécues par les équipes soignantes dans la mesure où le projet est moins clairement défini, moins classique que celui d'un sevrage total. Le sevrage peut représenter une période de pause pour un patient dont la consommation est devenue épuisante.

D'une manière générale l'objectif de tout sevrage est de s'intégrer dans une dynamique de changement.

Nombre de sevrages se situent actuellement dans une perspective d'amélioration de la qualité de vie au sens large somatique, psychique et social.

L'opportunité de ces sevrages se dégage en fonction de la situation, de l'histoire du sujet, d'un bilan psychologique, médical et social :

- biographie du sujet ;

- comorbidité psychiatrique. Il faut savoir différer un sevrage dans certaines situations psychopathologiques où il apparaît que le patient est trop fragile pour faire le deuil du produit : la mise en place progressive d'aménagements défensifs à travers un travail psychothérapeutique est une condition préalable au sevrage ;

- intensité de l'appétence toxicomaniaque : relation au produit, ancienneté, fréquence des prises, régularité de la consommation, voie d'administration, possibilité de contrôle, multiplicité des produits utilisés licites ou illicites ;

- retentissement su la vie sociale et familiale. Par exemple chez un sujet désinséré, marginalisé, un travail socio-éducatif est un préalable, le plus souvent nécessaire à la mise en place d'un sevrage. Ailleurs les pressions familiales et la façon dont elles sont perçues devront être analysées. L'existence ou non d'un soutien familial doit être précisée de même que la situation financière ;

- les complications somatiques doivent être évaluées, elles ne contre-indiquent pas en elles-mêmes un sevrage. Néanmoins le moment de leur découverte ou de l'instauration d'un traitement spécifique n'est pas le meilleur temps pour instaurer un sevrage, de même que l'hospitalisation pour une affection intercurrente. Dans ces situations, il est souvent préférable de proposer un traitement de substitution.

Les familles comprennent mal les démarches de substitution par le corps médical, attendant plutôt des propositions de sevrage.

A l'occasion d'une grossesse, il est assez fréquent que les femmes toxicomanes demandent un sevrage : l'arrêt brutal des opiacés n'est pas sans risque pour le foetus, le temps de la gestation et du post-partum est potentiellement une période de réactivation des angoisses et des conflits, aussi est-il préférable de différer le sevrage, proposer là encore un traitement de substitution.

Dans le même cadre, on peut noter aussi les situations ou des troubles psychiatriques préexistants rendent délicat le sevrage par le risque de réapparition de symptômes dépressifs ou psychotiques par exemple. Rappelons qu'il est inutile de proposer un sevrage trop précocément à un sujet pharmacodépendant, dans la période "lune de miel". Le deuil du produit serait alors impossible et compromettrait les possibilités de sevrage ultérieur.

Il apparaît ainsi que dans nombre de cas, le sevrage n'est pas opportun, il s'agit d'accompagner le sujet dans sa toxicomanie et de l'aider à résoudre divers problèmes liés à sa conduite toxicomaniaque (problèmes socio-économiques, complications psychiatriques ou somatiques) "Il s'agit de s'inscrire dans une stratégie thérapeutique où l'abandon de tout produit licite ou illicite n'est pas d'actualité" (S. Wieviorka).

Il apparaît ainsi que le sevrage se situe davantage dans un objectif de qualité de vie que dans une perspective idéalisée d'abstinence.

Le contexte actuel permet de se situer dans la hiérarchisation des besoins. Il devient possible de donner plus de place à la maturation de la décision.

L'éventail des possibilités thérapeutiques est large : avec ou sans substitution, avec ou sans hospitalisation, hospitalisation en médecine, en psychiatrie, en unité spécialisée avec ou sans postcure.

Schématiquement il apparaît que si le moment du sevrage revient au toxicomane, l'opportunité en est négociée entre l'équipe thérapeutique et le patient. Le patient accepte l'idée que "quelque chose" va changer dans sa vie au quotidien, que "quelque chose" va lui manquer, il doit être préparé à ce manque et pouvoir envisager de changer concrètement sa vie quotidienne.

Enfin, le choix du cadre relève in fine du médecin et des moyens dont il dispose. L'essentiel est que celui-ci permette la continuité du projet thérapeutique.

Le sevrage ambulatoire est décidé et mené à bien par le sujet ; il est plus long mais avec une efficacité symbolique plus importante. Rien n'empêche de finaliser un sevrage en ambulatoire par une hospitalisation. Elle sera vécue dans un contexte différent, le sujet se sentant plus actif, plus organisateur. La régression est moins intense, le projet thérapeutique plus achevé, les repères plus nets.
Toutefois le sevrage en ambulatoire suppose que le sujet soit capable de gérer sa pharmacodépendance, c'est-à-dire qu'il puisse la vivre dans une confrontation aux risques et qu'il ait un entourage compréhensif. Cela suppose qu'il puisse adhérer au traitement qui lui sera proposé : en particulier comprendre qu'en ambulatoire il n'existe pas de traitement miracle qui comble le manque.
L'analyse de la demande, de la motivation est essentielle. La possibilité d'un "soutien rapproché" est déterminant et "tout sevrage ambulatoire se bâtit sur le trépied sujet-thérapeute-soutien" (P. Binder).
Les appuis sont à chercher auprès des proches, des structures spécialisées.

Certains éléments contre-indiquent le sevrage ambulatoire ou le rendent délicat :

- la méconnaissance des psychotropes, surtout chez les jeunes
- les prises massives de Benzodiazépines
- la consommation d'alcool, chronique ou compulsive
- les complications psychiatriques
- certains troubles graves de la personnalité
- les maladies intercurrentes : un sida évolutif, une fragilité hépatique dans le cadre d'une hépatite virale ou toxique
- les patients dont le rythme de travail est éprouvant
- l'absence de soutien de proximité
- la désocialisation totale.

Dans ce type de situations, il s'agit de prévoir rapidement une hospitalisation et de discuter l'indication du lieu de l'hospitalisation : médecine - psychiatrie.
Le sevrage en ambulatoire étant ici illusoire, il n'en demeure pas moins que l'on peut proposer un traitement provisoire qui aidera le patient à attendre son admission.
L'essentiel est de mettre en place un cadre thérapeutique cohérent. Les équipes doivent connaître les problèmes spécifiques posés par les toxicomanes afin d'y répondre de façon adaptée.

JM Piquet a décrit les quatre grandes fonctions du cadre :

- fonction protectrice (protéger les toxicomanes des produits, des tentations, des incursions de l'extérieur)
- fonction contenante (les toxicomanes vivent souvent l'hospitalisation pour sevrage comme un moment carcéral)
- fonction de stimulation
- fonction "pare-excitation".

Schématiquement, les sevrages de toxicomanes sans trouble majeur de la personnalité peuvent être réalisés dans des lits de médecine.

Les toxicomanes présentant des troubles de personnalité seront plus volontiers hospitalisés dans des unités psychiatriques formées à ce type de patients. Quoi qu'il en soit il faut souligner l'importance de la pluridisciplinarité des équipes, de la collaboration entre les structures intra et extra hospitalières et de la gestion coordonnée des situations individuelles.

Le sevrage-abstinence coexiste à présent avec des sevrages partiels ou encore sélectifs qui sont des étapes préalables à la maturation d'un projet thérapeutique qui tendrait vers l'abstinence.
Bien qu'il soit désacralisé ou desidéalisé, le moment du sevrage demeure un moment délicat. Il est la mise en acte du désir secret et ambivalent de tout toxicomane d'abandonner sa pharmacodépendance. Les produits de substitution d'une part et l'engouement pour les psychostimulants d'autre part modifient les indications comme le cadre des sevrages.
Il n'est pas exclu que les médecins, compte-tenu de l'importance des polytoxicomanies soient amenés de plus en plus à proposer des sevrages dits de régulation qui permettent d'améliorer la qualité de vie et l'abord psychologique de la pharmacodépendance.


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