Évaluation des différentes dépendances



Pr J.L. Venisse

Service Hospitalo Universitaire de Psychiatrie - Nantes




La démarche d'évaluation préalable à la mise en place du sevrage ne peut être que globale avec le toxicomane. Comment, en effet, évaluer la ou les dépendances sans tenir compte du contexte et des répercussions de ces conduites aux niveaux psycho-social aussi bien que somatique ou encore judiciaire. Elle ne peut, en outre, être dissociée de la perspective thérapeutique et de la recherche d'alliance, décisive pour la suite du processus. C'est pourquoi, plus encore que dans d'autres situations médicales, il faut souligner l'importance d'inscrire cette évaluation dans un cadre relationnel de confiance et de sécurité, à distance de positions par trop objectivantes (souvent facteurs d'incompréhension et de ruptures précoces du lien).

Nous ne détaillerons pas ces aspects, traités par ailleurs, mais ils nous paraissent fondamentaux.

Une première question concerne la nature des dépendances dont on parle, à propos de cette évaluation.

- Si l'évaluation de la dépendance aux opiacés ne fait pas de doute, de même que des dépendances très fréquemment associées à d'autres produits, licites ou illicites, à commencer par le cannabis, l'alcool et les benzodiazépines, la dépendance à d'autres psychotropes ou la dépendance tabagique, quasi-constante, sont-elles concernées par cette évaluation ?

- Au delà, a-t-on également en vue la dépendance à des comportements, qui pour certains sont directement associés à la prise du produit, et dont on sait que le sevrage est souvent plus difficile que celui du produit (cf. la dépendance à la shooteuse ou au garrot) ; et pour d'autres n'ont pas de lien direct avec la conduite toxicomaniaque elle-même mais peuvent parfois devenir prévalents et problématiques au décours de l'intoxication (cf. notamment certaines conduites à risque).

- Enfin que dire des dépendances relationnelles, à la fois causes et conséquences de la toxicomanie, au premier rang desquelles on placera la dépendance au groupe de toxicomanes (et à ceux qui gravitent autour de lui), ainsi que la dépendance familiale, qu'elles qu'en soient les modalités pratiques éventuellement opposées en apparence (de la régression infantile à la rupture totale) ; sans oublier la dépendance à telle ou telle institution ou intervenant qui peut s'avérer paradigmatique de beaucoup d'autres et être un indice précieux des enjeux du sevrage et des changements qu'il suppose.

Une deuxième question pourrait être : évaluer les dépendances, pour quoi faire ?

A la croisée d'objectifs individuels et de santé publique, il est possible de situer cette évaluation à la fois par exemple en référence à la sévérité de la conduite elle-même, aux risques qui lui sont liés (infectieux notamment), ou encore à l'aptitude au traitement du patient.

Il nous semble que cette évaluation, aussi élargie que le permet le fonctionnement du patient et le cadre de la rencontre (au cas par cas), doit surtout se donner l'ambition d'inscrire la dépendance aux opiacés dans une problématique de dépendance plus globale ; ce qui situe le sevrage spécifique du produit dans un projet beaucoup plus large, parmi d'autres objectifs ne se limitant pas à la disparition de la conduite la plus problématique, mais visant fondamentalement à permettre à l'intéressé de se sentir plus en sécurité et plus libre dans les différents domaines de sa vie personnelle et affective.

La mise à jour de dépendances associées à la dépendance au produit opiacé principal, quasi constantes, pose la question de savoir dans quelle mesure il est pertinent de vouloir réaliser le sevrage parallèle de ces différents produits. Quelle stratégie thérapeutique, quelle chronologie éventuelle définir, et par rapport à quelles autres évolutions psycho-sociales ?

Si beaucoup préconisent ce sevrage concomitant des morphiniques, du canabis, de l'alcool et des benzodiazépines, peu se prononcent par rapport au tabac et il est assez classiquement admis que ce n'est vraiment pas le moment de s'en préoccuper même si, rationnellement, la remarque pourrait valoir pour d'autres produits. On sait en pratique combien les conduites d'alcoolisation prennent souvent le relais de la dépendance aux opiacés dans les études de suivi ; quelles implications thérapeutiques et préventives en déduire ? Peu d'études ont cercerné ces questions.

Dans le registre des comportements, il nous semble intéressant d'accorder de l'importance aux objets du toxicomane (matériel pour se droguer mais aussi objets personnels fétichisés), supports de médiation d'un échange avec le soignant, dès les premiers liens ; ces objets "fonctionnels", ou encore "transitoires" (au sens de J. Mc Dougall), se situent en effet à mi chemin entre réalité externe et réalité interne pour le toxicomane et peuvent, de ce fait, constituer un matériel précieux pour le travail thérapeutique lors du temps de sevrage qui cherche à les réinstituer comme phénomènes transitionnels. Il est évident qu'un tel objectif devra être poursuivi bien au delà du sevrage dans le cadre d'une prise en charge au long cours avec le projet de relancer un processus de séparation-individuation en panne. Il en va de même pour ce qui concerne les dépendances relationnelles mais l'évaluation initiale dans ce domaine peut contribuer à poser l'indication d'une approche thérapeutique spécifique de la famille dont on connait l'efficacité en terme de changement, quand elle est envisageable en pratique.

La troisième question, centrale pour notre propos, concerne la manière d'évaluer ces dépendances.

Comme nous l'avons déjà précisé, il nous semble que cette évaluation ne peut être que globale, et d'abord clinique, délibérément inscrite dans le cadre de la relation de soin ( et de ce fait à visée thérapeutique explicite). Il n'en demeure pas moins que ses modalités pratiques peuvent aussi dépendre d'une éventuelle dimension de recherche, associée à la précédente. C'est pourquoi après avoir mis l'accent sur ce qui, en pratique quotidienne, garantit sans doute le mieux cet objectif d'évaluation clinique, nous évoquerons rapidement un certain nombre d'outils d'évaluation, plus formalisés, qui s'inscrivent dans cette perspective de recherche.

Une fois rappelé que l'évaluation précise des conséquences de la conduite toxicomaniaque, et plus globalement addictive, au niveau socio-professionnel comme familial, ou encore somatique, traitée par ailleurs, ne peut être dissociée de celle des dépendances dans leur dimension plus restrictive, il nous semble nécessaire d'insister sur la prise en compte détaillée de l'histoire de la relation aux produits considérés, et de ses articulations avec l'histoire personnelle et familiale du patient.

Il s'agit notamment de définir, autant que faire se peut, en précisant à chaque étape les dates (ou âges) et les durées :

- Le début du parcours, c'est-à-dire la première utilisation d'un produit dans le but d'une altération de l'état de conscience, à la recherche d'une sensation de plaisir ou de soulagement. C'est souvent l'alcool qui est impliqué à ce niveau qu'il s'agisse de la première "revue" des fonds de verres derrière les amis des parents, ou de la première cuite. Mais il peut aussi s'agir d'un recours aux benzodiazépines qu'elles aient été trouvées dans la pharmacie familiale, offertes par des copains, voire prescrites ; et encore bien sûr de cannabis, obtenu là encore de façon variable et sous des formes diverses.

Dans chaque cas il sera opportun d'évaluer la suite de la consommation après ces premières expériences, son accélération, les conditions d'utilisation, à quelles fins, avec quelle attente (le soir... pour dormir, dans un contexte de conflit ou de frustration, avant une épreuve ou échéance particulière, seul ou en groupe, de façon plus ou moins adaptée).

La première utilisation du produit principal, quel qu'il soit, doit être envisagée selon la même logique, en précisant la voie d'administration et l'évolution de cette voie d'administration depuis.

Il est clair qu'il s'agit, ce faisant, de cerner à quel moment et de quelle manière la consommation de ces différents produits est passée du registre de l'usage à celui de l'abus ou de l'usage nocif, et souvent de la dépendance, distinction établie par le DSM et assez opératoire globalement même si elle suscite encore quelques discussions.

- Le sommet du parcours, notamment au niveau :

- du produit de référence qui le caractérise,
- des produits de remplacement ou de potentialisation de ce produit de référence,
- des voies d'administration,
- des doses maximum administrées, en grammes, en unité de prise, en horaires et nombre de prises,
- des moyens d'obtention du produit, notamment deal, délinquance, prostitution,
- des accessoires constamment associés à l'usage (shooteuse, garrot, cuillère...).

- La suite du parcours et le niveau de la dépendance actuelle, selon les mêmes critères, en y adjoignant les tentatives de sevrage et d'auto-substitution, leurs modalités, leurs effets.

Cette évaluation exigeante, qui nécessite du temps, se heurte en général au fonctionnement dans l'urgence du toxicomane ; d'où l'importance d'en faire autre chose qu'un inventaire standardisé et de lui donner tout son sens d'un point de vue thérapeutique ainsi qu'une connotation compréhensive (en valorisant par exemple les tentatives même très brèves de sevrage et en soulignant le poids des boucles d'auto-entretien de ce type de conduites, aussi bien biologiques que comportementales et relationnelles).

La recherche des co-dépendances doit être particulièrement soigneuse tant elles sont le plus souvent tellement installées, anciennes et banalisées, qu'il est tout à fait possible que personne n'en parle.

Une volonté d'évaluation plus formalisée, dans un but de recherche clinique, mais aussi d'appréciation plus objective de l'évolution et de l'efficacité des soins, à partir d'une ligne de base initiale, rencontre d'emblée la question de l'intérêt et des limites d'une évaluation spécifique de chacune des conduites de dépendances éventuellement associées par rapport à une évaluation globale de la problématique addictive.

Le fait que depuis quelques années on ait cherché à regrouper les différentes conduites de consommation de substances psycho-actives en privilégiant le comportement de dépendance sur la réalité du produit consommé, plaiderait pour la deuxième hypothèse, les outils d'évaluation globale de la problématique addictive permettant en outre la prise en compte de certaines addictions sans drogue, dépendance à des comportements ne supposant pas le mésusage d'un produit. Le principal outil à ce niveau est la grille d'évaluation du trouble addictif proposée en 199O par A. Goodman qui intègre les critères comportementaux considérés comme les plus spécifiques du fonctionnement addictif (ce qui n'est pas le cas des critères de la personnalité dépendante du DSM). Cependant cette grille d'évaluation, si elle a le mérite d'inclure tous les troubles ayant une composante addictive importante, ne comporte pas d'approche descrip tive des conduites de dépendance elle-même et permet de ce fait, plus le repérage initial d'une dimension psychologique que des études de suivi. Il en va de même quant à l'évaluation de certaines dimensions psychologiques plus isolées et considérées comme possiblement communes aux différentes conduites de dépendance, telle l'impulsivité, la recherche de sensations ou l'alexithymie.

C'est pourquoi en pratique clinique et thérapeutique, il faut insister sur les outils d'évaluation plus concrète de ces conduites et de leurs conséquences, au premier rang desquels l'Addiction Severity Index, le plus utilisé actuellement dans le monde, dans sa 5ème version de 1992, traduit et validé en France par l'équipe bordelaise de J. Tignol. Explorant largement, en combinant auto et hétéro-évaluation, sept dimensions impliquées dans la toxicomanie, il permet d'établir un profil de sévérité et est adapté pour des évaluations de suivi et d'ajustement du traitement. Ayant fait la preuve de ses qualités psychométriques et également de sa faisabilité et son acceptabilité, cet outil a aussi le mérite de prendre en compte des périodes de référence variables (notamment celle des 3O derniers jours précédant l'évaluation). Sur l'axe de la consommation de produit, quel qu'il soit, on notera d'une part l'introduction dans la dernière version de la voie d'administration dans la détermination de la sévérité de la conduite, d'autre part l'absence d'évaluation de la quantité de produit consommé au profit de la fréquence de consommation, ce dont s'expliquent Mc Lellan et coll, concepteurs de l'outil, en arguant de l'excellente corrélation entre les deux et de la bien meilleure appréciation de la fréquence par l'intéressé, sans parler des innombrables biais concernant l'évaluation de la quantité réelle de produit actif principal consommé. Enfin, il faut insister sur la nécessité de procédures de formation et de contrôle pour l'utilisation de l'ASI qui, comme le soulignent les expérimentateurs français, ne s'improvise pas.

Une évaluation méthodologique et chronologique des différentes conduites de dépendance prenant en compte leur éventuelle coexistance et alternance peut aussi être réalisée en hétéro-évaluation par un clinicien habitué à l'aide des sections correspondantes du Structured Clinical Interview du DSM (SCID), dont la traduction française est en cours de réalisation. Quant aux autres outils existants, ils apparaissent à la fois trop sélectifs en terme de conduite de consommation considérée, tel le Severity of Opiate Dependance Questionnaire ( SODQ), et/ou insuffisamment validés en tant d'outil d'évaluation clinique standardisée, comme le Severity of Dependance Scale (SDS). C'est aussi le cas de deux outils cherchant à explorer plus spécifiquement l'aptitude au traitement, the Recovery Attitude and Treatment Evaluation-Research (RAATE-R), sous forme d'interview structurée et le Circumstances, Motivation, Readiness and Suitability scale for Substance Abuse Treatment (CMRS) , sous forme d'auto-questionnaire.

De telle sorte que l'impression générale concernant ces outils est qu'en dehors de l'ASI, voir du SCID, leur utilisation ne peut trouver sa justification que dans le cadre de projets de recherche structurés sur des thèmes et avec des objectifs bien définis.

Il en va probablement de même quant à l'évaluation spécifique d'autres conduites de dépendance éventuellement associées telles les dépendances alimentaires (avec le recours alors en priorité au Eating Attitude Test - EAT) , tabagique (avec le Test de Fagerstrom) ou encore médicamenteuses.

Ce qui revient à souligner à nouveau en conclusion la primauté à accorder au recueil patient et adapté à chaque cas du maximum de données susceptibles d'éclairer son parcours personnel de dépendance à différents produits et comportements dans le cadre d'entretiens qui sont à la fois évaluatifs et déjà thérapeutiques en ce qu'ils pointent les enjeux du sevrage en terme de réaménagement existentiel et relationnel plus global que la simple disparition de la conduite et constituent les premiers jalons d'une aide au long cours.

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