Crise suicidaire et pathologie mentale

Jean-Marie Vanelle

Professeur de psychiatrie, SHUPPM, CHU de NANTES 44

Pour le médecin psychiatre, la question du suicide soulève inéluctablement celle d’une pathologie mentale associée ou révélée. Le recours au psychiatre s’en trouve ainsi justifié. Pour des raisons éthiques et juridiques, elle est même au centre de ses préoccupations face à tout sujet examiné, a fortiori suicidaire, suicidant ou suicidé.

Les données dont nous disposons ont tenté d’apprécier la fréquence des troubles mentaux chez les patients suicidés. La plupart des autopsies psychologiques retrouvent un pourcentage très élevé de l’ordre de 90 à 95% de troubles mentaux [13,30].

La notion de crise suicidaire renvoie à celle de crise, certes à la mode , mais sans spécificité psychiatrique. Ce terme populaire s’est vu approprié par certains psychiatres: " psychiatrie d’urgence, médecine de la crise "[20] pour rendre compte de certaines situations de détresse psycho-sociale qui n’ont guère à voir avec une authentique pathologie mentale. La crise constitue un moment de rupture dans l’existence du sujet, à la faveur de la convergence de facteurs internes et externes [52]. Parmi ces facteurs internes, se situe la pathologie mentale, en sachant qu’elle est elle-même susceptible de rentrer en résonance avec des facteurs extérieurs. Les patients déprimés rapportent en moyenne 3 fois plus d’événements de vie dans les 6 mois qui précèdent le début de l’état dépressif par rapport aux sujets témoins appariés. Le geste suicidaire peut " s’inscrire dans le déroulement de la crise comme tentative de réduction des tensions internes auxquelles le sujet est en proie " [52], comme l’agitation ou les actes hétéro-agressifs. La crise suicidaire peut être aussi l’occasion de révélation d’une authentique pathologie psychiatrique.

La prédictivité du suicide

Un consensus international existe sur l’absence de prédictivité possible du suicide [13, 3O]. Même dans une population de malades atteints de troubles de l’humeur, Goldstein et al concluaient en 1991 : " sur la base des connaissances actuelles, il n’est pas possible de prédire le suicide , même dans un groupe de malades hospitalisés à haut risque " [29]. On cite volontiers l’étude de Pokorny [47] qui isolait dans une population de 4800 patients psychiatriques 803 malades à haut risque. A 5 ans, 67 patients étaient morts par suicide. 30 patients faisaient partie de la sous-population à haut risque, et plus de la moitié n’avait même pas été repérée avec un risque suicidaire.

Données cliniques

Les maladies psychiatriques habituellement incriminées sont les états dépressifs, les états anxieux, les états psychotiques aigus ou chroniques et les états psycho-organiques démentiels ou confusionnels [4,8,12,15,23,30,31]. La prise de toxiques, alcool ou autre, peut constituer un facteur de risque , qu’elle soit occasionnelle ou organisée en abus ou dépendance en résonance avec une pathologie de l’axe I ou de l’axe II (DSMIV).

Le risque suicidaire chez les patients schizophrènes

On retient habituellement un chiffre de 10 à 13 % de décès par suicide chez les schizophrènes, avec un nombre de tentative de suicide qui en concernerait 18 à 55% [50].

Les facteurs de risque régulièrement individualisés sont les suivants :

- le sexe masculin, le bon niveau intellectuel pré-morbide, l’absence d’activité professionnelle, l’isolement social, l’existence de hautes aspirations sociales. Ce sont en fait des facteurs peu spécifiques car retrouvés dans la population génèrale.

Il en est de même des antécédents de tentatives de suicide et de la comorbidité toxique.

- les premières années de la maladie, les trois mois suivant la sortie de l’hôpital, une évolution volontiers récurrente, avec de nombreuses rechutes et hospitalisations.

L’articulation éventuelle avec un syndrome dépressif est aussi à prendre en compte. La phase de dépression post-psychotique chez un schizophrène de bon niveau éducationnel confronté à la réalité de son handicap pourrait constituer le prototype de la crise suicidaire où se conjugueraient manque d’espoir et vide psychotique comme facteur de passage à l’acte.

Le risque suicidaire dans les troubles de l’humeur

Ils sont considérés comme la première cause psychiatrique de suicide. En fonction de la nature et du type de trouble de l’humeur, on souligne habituellement :

  • un taux de suicide de 20 fois supérieur chez les patients présentant un état dépressif caractérisé [31] ;
  • un taux comparable chez les bipolaires I et les unipolaires dépressifs, alors qu’il serait plus élevé chez les bipolaires II [29], mais ce résultat est démenti par l’étude de Lester [36] qui est en faveur d’une surmortalité des unipolaires (voir définition de l’unipolaire)
  • l’existence de symptômes délirants ne serait pas forcément un facteur de risque supplémentaire, mais les données sont contradictoires et la notion de congruence ou pas à l’humeur n’est pas forcément prise en compte [15, 49] ;
  • le caractère endogène de l’état dépressif ne serait pas tant en cause que la sévérité de l’accès [24], notamment sous la forme de mélancolie anxieuse, porteuse de certains stigmates de risque suicidaire, bien connus du clinicien : aggravation anxieuse matinale où le risque d’accomplissement du suicide est maximum, raptus suicidaire " prévisible dans leur imprévisibilité " queue de mélancolie où l’amélioration incomplète se solde par un suicide réussi ;
  • les états mixtes représentent une forme clinique à risque suicidaire élevé alors que le risque est suspecté mais non confirmé dans les études sur les cycles rapides [15]
  • Des facteurs de risque non spécifiques sont à nouveau à rappeler :

    - sexe masculin, isolement social, antécédents de tentative de suicide ;

    -anxiété psychique sévère, attaques de panique, insomnie majeure, anhédonie sévère, abus d’alcool constituent des facteurs de risque à court terme alors que les antécédents de suicide, les idées de suicide et un désespoir marqué le sont à plus long terme [24] ;

    - la comorbidité état dépressif majeur et trouble de la personnalité de type border line accroît le risque de tentative de suicide [51]

    Les idées de mort ou de suicide font partie intégrante des symptômes constitutifs d’un état dépressif caractérisé : souvent présentes, parfois d’emblée, plus volontiers au fil de la constitution du tableau dépressif, elles peuvent s’organiser en scénario suicidaire ou être à l’origine d’ un passage à l’acte suicidaire. La notion de crise suicidaire semble en deçà de l’état dépressif constitué. Le concept de dépressions brèves récurrentes [3], si décrié, pourrait probablement y faire écho en sachant qu’il paraît impropre de parler de syndrome dépressif sur un temps aussi bref, qui court-circuite toutes les hypothèses psychopathologiques de l’état dépressif en bonne et due forme (travail de deuil, notion de perte…).

    Le risque suicidaire dans les troubles anxieux

    Le trouble panique semble le plus incriminé, mais avec des données contradictoires [1] : Il pourrait multiplier par 10 le risque suicidaire, mais c’est surtout son association avec un autre trouble psychiatrique, notamment dépressif, qui accroîtrait le risque de suicide accompli.

    L’utilisation de substances toxiques, l’abus ou la dépendance alcoolique, certains troubles de la personnalité sont répertoriés comme des facteurs indéniables de risque suicidaire [30]. Il s’agit volontiers de passage à l’acte pouvant s’inscrire dans une crise suicidaire mais aussi la court-circuiter.

    Dans les troubles psycho-organiques, le risque est avant tout auto-agressif, en relation avec un délire des actes ou/et un vécu persécutif . Des réactions de panique anxieuse peuvent favoriser des gestes de desespoir en cas d’association démence débutante-dépression.

    Tentative de conclusion

    La recherche d’une pathologie mentale nous semble donc au cœur de l’approche médicale de la notion de crise suicidaire dans la mesure où elle en constitue, en négatif, un temps diagnostique essentiel: éliminer un état dépressif caractérisé ou en voie de constitution, un trouble anxieux constitué, une pathologie schizophrénique, etc… derrière l’apparence de la crise psycho-sociale justifie notre spécificité et notre compétence de psychiatre. Elle ne dispense pas bien évidemment d’apporter notre éclairage psychopathologique à la " crise ", suicidaire en l’occurrence.

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    Dernière mise à jour : dimanche 29 octobre 2000 19:36:11

    Monique Thurin