Risque suicidaire, crise familiale ; réfléxions générales et modalités d'intervention

Dr Serge Kannas

CHS Charcot - Plaisir
Les réflexions que nous allons vous soumettre sont issues d’une triple expérience :

  • Celle de dirigeant médical d’un secteur psychiatrique public, dont 25 % environ de l’activité intra-hospitalière et extra-hospitalière est consacrée à des situations comportant tentatives de suicide ou risque suicidaire avéré.
  • Celle depuis sept ans d’un service mobile d’urgence psychiatrique- ERIC -intersectoriel (400 000 habitants), régulé par le SAMU-Centre 15 et les généralistes (Kannas et al., 1998a). Son objectif est d’offrir une alternative à l’hospitalisation en recherchant les compétences de l’entourage et en proposant une prise en charge à domicile en urgence et en post-urgence d’une durée maximum d’un mois au décours de la crise. Pendant ces sept ans, l’équipe ERIC est intervenue plus de 15 000 fois, un tiers en urgence et le reste en post-urgence. Plus de 35 % de ces situations concernaient des patients à risque suicidaire avéré.
  • Les fondements théoriques et cliniques issus des modèles d'intervention de crise développés par D. Langsley, F. Pittman, D et L. Everstine… Il s'agit d'interventions de durée brève qui ont pour objectifs l'abaissement des tensions et le retour à l'état antérieur, voire pour certains l'apprentissage de solutions nouvelles. Ces interventions se caractérisent par l'implication de l'entourage du patient dans le processus thérapeutique (recontextualisation de la crise) et l'évitement de l'hospitalisation en psychiatrie.
  • A — Réflexions générales

    Nous sommes partis de deux hypothèses principales, sachant que  nous parlons de la propension à l’agir extrême ou dangereux, dont le suicide est un des aspects, mais non le seul.

  • Notre première hypothèse est que le risque de passage à l’acte n’est pas uniquement une propriété du patient. Il est aussi en relation avec le contexte dans lequel il émerge et se maintient. Ce risque peut donc être influencé par le contexte qui peut le restreindre ou au contraire l’amplifier.
  • Notre deuxième hypothèse est que le risque de passage à l’acte est inversement proportionnel à l’aptitude du patient et de son entourage à mettre en mots ce qui se vit et ce qui se passe ici et maintenant, ceci valant bien entendu aussi pour le mode d’intervention des professionnels. Symptomatisation ou risque de passage à l’acte représentent selon nous les deux faces d’un phénomène qui consiste à montrer plutôt qu’à dire. (Madanes, 1980, Haley, 1991)
  • B — Quelques brèves définitions

    Pour développer plus avant et nous faire bien comprendre, nous voudrions donner deux définitions :

  • La crise : pour nous, il s’agit d’un "mot-valise" utilisé par beaucoup d’auteurs dans des acceptions très différentes. Le seul intérêt que nous voyons à l’utilisation de ce terme, mais il est important, consiste dans le caractère réversible, temporaire, non chronique, et non classé nosographiquement , qu'il attribue à la situation. Nous mettons l’accent sur la notion de rupture d’équilibre relationnel entre un sujet et son environnement, le suicide en étant une des manifestations possibles.
  • D’une façon générale, nous relions cette notion à celle de crise familiale utilisée par M. Erickson (Haley, 1984) : elle correspond au changement d’équilibre relationnel qui survient à l’intérieur du groupe familial, lors du passage d’une étape à une autre, au sein du cycle de vie de la famille. Ce changement se produit le plus souvent — mais pas seulement — lorsque quelqu’un entre ou sort du système familial (naissance, décès, divorce, rupture ou séparation, départ d’un enfant, etc.) ou lors d'un événement de vie. Il peut réduire les ressources adaptatives de la famille et être à l’origine de l’émergence de symptômes et donc de passage à l’acte chez l’un de ses membres.
  • C — Les conséquences

    Le modèle d’intervention de crise, thérapeutique et de prévention du risque suicidaire que nous proposons, est centré principalement sur l’implication active de l’entourage. Nous entendons par là la famille, même élargie ou très élargie, voire distante géographiquement, et le réseau micro-social du patient (amis, collègues, professionnels de l’aide éventuellement déjà impliqués ou à susciter). Cette approche suppose de solliciter activement et expressément l’accord du patient pour obtenir une telle participation. Plusieurs objectifs sont à rechercher :

    1. Promouvoir l’alliance thérapeutique et créer un contexte de coopération psychothérapique plutôt que de contrôle, source d’escalade, elle-même amplifiant le risque de relancer le passage à l’acte. Cet objectif doit être recherché en tout premier lieu avec le patient. Mais il n’est pas rare de rencontrer un patient suicidaire présentant une demande paradoxale, qui dénie le risque, banalise son acte ou encore refuse toute coopération, voire toute discussion. Dans ce cas, le fait de recevoir la famille peut permettre d’obtenir un soutien, une participation et une demande de certains proches, qui peuvent aider le thérapeute en le soutenant dans ses préoccupations, et aussi pousser le patient à s’assouplir et coopérer. Cela peut éviter aux professionnels d’être confrontés à une demande en "tout ou rien" : soit la demande est "parfaite", soit il existe une "non-demande" qui oblige le professionnel à choisir entre abandonner le patient, au nom de sa liberté, ou le contrôler totalement, au nom de sa sécurité, contrôle non dénué de risque.
    2. Par ailleurs, l'engagement du thérapeute en direction du patient et de ses proches (appels téléphoniques, proposition de rendez-vous…) favorise la compliance aux soins qui est un des aspects de l'alliance thérapeutique.

    3. Recueillir des informations sur la situation, son contexte et les éléments de gravité que le patient ne livre pas toujours : degré d’isolement, événement déclenchant, notion de consommation de toxique ou d’alcool, d’abus sexuel ou de violence intra-familiale, existence d'une pathologie mentale, d'antécédents suicidaire, etc.
    4. Tester et analyser les enjeux relationnels, source fréquente d’escalade liée à la crise familiale, souvent méconnue lorsque le patient est reçu individuellement. Il s'agit de parler plutôt que d'agir. L’exemple classique est celui du patient calme, banalisateur et asymptomatique, qui va se montrer en quelques minutes, lors de l’entretien familial, membre d’une famille chaotique et explosive ou tout le monde exprime sauvagement des reproches vis-à-vis de tout le monde. L’entretien familial est donc révélateur des tensions qui sont susceptibles d’exister au sein de la famille, de leur intensité, des enjeux qu’il recèle. Ce type d’entretien permet ainsi de commencer à en parler en tentant de s’allier à l’ensemble des protagonistes, ce qui peut déjà en soi réduire notablement les tensions et le risque, préparer des pistes pour des discussions plus répétées sur une période courte si cela s’avère nécessaire, voire préparer les intéressés à une prise en charge de plus longue durée à des conditions adaptées.
    5. Tester et analyser les hiérarchies (inversées, confuses) l’organisation et la structure de la famille, en relation avec la situation du patient suicidaire : est-ce qu’un adolescent, par son comportement extrême, paralyse ses parents et les rend incapables d’intervenir de façon fonctionnelle ? Existe-t-il un conflit de couple, un risque de séparation ou une rupture en cours, existe-t-il des conflits latents ou explicites entre une partie de la famille et la famille élargie ? Existe-t-il des coalitions cachées entre un membre de la famille et un autre contre un troisième, etc. ? L’entretien familial révèle ces aspects ou permet de les retrouver, et donne ainsi la possibilité de commencer à entreprendre une aide, si elle est acceptée ou demandée, portant sur ce type d’enjeu. Cela aussi peut contribuer à réduire notablement la pression et donc le risque immédiat ou celui de récidive.
    6. Vérifier la qualité du support social et familial : impliquer le réseau social et familial du patient peut permettre de vérifier s’il en existe un, si le patient est irrémédiablement isolé, ou si l’on gagne à lui en créer un, artificiel et temporaire (professionnels du sanitaire, du social ou autre) par exemple. Si le réseau existe, le rencontrer permet de se faire une idée de son implication, de sa disponibilité, de sa fiabilité, de son aptitude à porter dans la situation. Là aussi, ce bilan où l’entourage apparaît davantage comme une ressource qu’un problème, peut permettre une réponse thérapeutique graduée et ajustée qui n’est ni le tout hospitalier, parfois excessif et stigmatisant, ni le tout ambulatoire individuel et isolé, la réponse appropriée devenant un partenariat intensif "sur-mesure" entre professionnels, patients et entourage. L’alliance avec ce dernier lui permet enfin de jouer un rôle de soutien et d’alerte en cas de nécessité, au-delà de la crise, même si le patient n’est pas directement demandeur, ce qui peut jouer un rôle dans la prévention ultérieure du risque.
    7. Développer la compétence des familles, promouvoir leurs capacités auto-curatives et d’apprentissage : l’expérience des entretiens familiaux de crise tend à montrer que les familles "apprennent" à davantage se parler des enjeux relationnels critiques, à découvrir et faire l’expérience de leurs propres capacités positives et de leurs ressources pour se soutenir mutuellement et traverser la crise ensemble, ce qui est moins dur qu’isolément. Lorsque cela se passe, la famille en sort valorisée et cela crée un cercle vertueux qui les aide à se confronter plus positivement, le cas échéant, à d’autres situations ultérieures analogues (Ausloos, 1995).

    Une expérience de recherche a été effectuée au sein du groupe ERIC à propos d’une population de patients arrivés pour la première fois à l’hôpital psychiatrique pour une admission (Kannas et al., 1998b). Un groupe faisait l’objet d’une prise en charge alternative de crise impliquant la famille au moment de l’arrivée, dont les résultats étaient comparés à celle, classique, d’un groupe témoin apparié. L’expérience a montré 50 % d’hospitalisation de moins dans le groupe "crise" immédiatement, et 45 % de moins à deux ans. De même, les patients du groupe "crise" étaient deux fois moins hospitalisés et deux fois moins longtemps que ceux du groupe témoin, pendant la même période. Tout s’est passé comme si certaines familles avaient "appris" à utiliser d'autres ressources, plutôt que l’hospitalisation, ou à en limiter le risque et la durée. Il convient toutefois de remarquer que cette recherche concernait l’ensemble des pathologies psychiatriques menant à l’hospitalisation, ce qui incluait la crise suicidaire mais ne s’y réduisait pas, et que d’autre part l’intervention de crise durait au maximum un mois.

    D — La question de l'hospitalisation

    Elle est souvent posée en termes de partisans et d’adversaires irréductibles, quoique peu discutable pour des patients à haut risque de passage à l'acte suicidaire immédiat. Ayant développé un outil pour créer des alternatives, nous sommes plutôt enclins à en limiter les indications et la durée, pour plusieurs raisons :

  • De nombreuses expériences françaises et internationales (Bengelsdorf et al., 1984, Marson et al., 1988, De Clercq et Hoyois, 1990) tentent à montrer que les indications de l’hospitalisation sont beaucoup plus liées au contexte qu’au patient (degré de formation et d’isolement du prescripteur, idéologie de celui-ci, existence d’une disponibilité immédiate d’alternative, nature et degré du système de support social du patient, etc.). D’une façon générale, plus le modèle thérapeutique va inclure l’environnement du patient dans les soins, plus les chances de solutions non institutionnalisantes vont émerger. A l’inverse, plus le modèle thérapeutique va tendre à isoler le patient de son contexte et donc à l’en séparer, plus les chances de solutions séparatistes, donc institutionnalisantes, vont apparaître.
  • L’hospitalisation représente un mécanisme de régulation des tensions intra-familiales ou micro-sociales dont le symptôme suicidaire est à la fois cause et effet (Wiewiorka et Kannas, 1989). Comme toute séparation entre des protagonistes en conflit, l’hospitalisation réduit artificiellement les tensions, mais n’y remédie pas si ces tensions ne sont pas abordées et traitées spécifiquement. En même temps, l’hospitalisation représente un contexte d’apprentissage d’une solution univoque, l’institutionnalisation, en cas de crise suicidaire, au sein du triangle patient/famille/professionnels. Si aucune autre solution n’est apprise, elle tend à se répéter avec un alibi symptomatique et suicidaire, la nécessité de se séparer de son milieu justifiant le passage à l’acte qui mène à l’hospitalisation, en réduisant celle-ci à sa fonction primaire, la séparation (Kannas et Lelay, 1998). Le risque d’apprentissage d’un tel pattern, c’est-à-dire du passage à la répétition et à la chronicité est élevé. Il est donc crucial de tout faire pour l’éviter, en particulier pour tous ceux qui rencontrent pour la première fois le dispositif des urgences ou psychiatrique.
  • Il n'a jamais été clairement démontré que l'hospitalisation en psychiatrie exerce un effet préventif sur le risque suicidaire (Medical Research Council, 1995, Repper, 1999)
  • E - Conclusion

    Au total, dans notre expérience, des indices semblent montrer que notre modèle thérapeutique, centré sur l’évitement de l’hospitalisation et l’implication active de l’entourage, pourrait exercer des effets bénéfiques y compris à long terme, sans augmenter le risque suicidaire immédiat.

    Toutefois, il est juste de considérer que notre intervention dure au maximum un mois et que notre étude sur le long terme ne porte pas spécifiquement sur le suicide, même si elle l’inclut. Enfin nous manquons d’argent et de temps pour effectuer des recherches comparatives rigoureuses, permettant de vérifier si notre modèle, le cas échéant, réduit le risque de récidive suicidaire par rapport à d’autres modèles d’intervention.

    F - Bibliographie

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  • Andreoli A., Lalive J., Garrone G. (1986) : Crise et intervention de crise en psychiatrie, Simep
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  • Bengelsdorf H., Levy L. E., Emerson R. L., Baile F. A. (1984) : A Crisis Triage Rating Scale, brief dispositional assessment of patients at risk for hospitalization, Journal of Nervous and Mental Disease, 173 (7) : 424-429
  • Caplan G. (1964) : Principles of preventive psychiatry, Basic Books, New York
  • De Clercq M. (1997) : Urgences psychiatriques et interventions de crise, De Boeck Université, Bruxelles, 247-248
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  • Haley J. (1991). Leaving home. Quand le jeune adulte quitte sa famille, ESF, Paris
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  • Dernière mise à jour : dimanche 29 octobre 2000 19:36:11

    Monique Thurin