Diversité des itinéraires des lieux et des intervenants : cohérence ou discontinuité

Gérard TONNELET

Président de l’ANIT



La diversité des situations, des histoires, “l’hétérogénéïté des populations concernées”, les différentes manières d’être toxicomane, l’évolution des modes de consommation et des produits consommés, la réflexion collective impulsée par l’irruption du Sida dans notre monde, auront conduit à une modification profonde de nos attitudes vis à vis de la toxicomanie qui demande la prise en compte de l’environnement et des différents facteurs sociaux, psychologiques, médicaux, biologiques (ex : si une personne très désinsérée accède aux soins avec le point d’appui que peut être la substitution, ce n’est pas la molécule en soi qui va l’aider quant à ses difficultés psychologiques et d’insertion, à ses problèmes de logement et de formation ...).

Les objectifs et les moyens de prise en charge se sont plus diversifiés, visant à la fois à une prise en charge globale et individualisée.
En quelques années nous sommes passés d’une époque de l’objectif presque unique des soins à l’abstinence, au risque de laisser pour compte les toxicomanes qui n’étaient pas dans cette dynamique, à une époque où par différents moyens on essaie d’aider tous les toxicomanes quel que soit le moment de leur parcours et sans juger leur mode de vie.
C’est un progrès indéniable, à condition cependant que ces objectifs de santé publique ne se substituent pas à une approche individualisée centrée sur le souci de la personne, mais la complètent.

La diversité des aides proposées ne peut permettre de répondre de manière adaptée et singulière au plus grand nombre s’il n’y a pas un souci de cohérence de l’ensemble, en tenant compte de l’évaluation de ce qui existe, mais cela ne va pas de soi.

Via la méthadone et plus particulièrement le subutex, nous assistons à une médicalisation importante de la toxicomanie.
Réduire la prise en charge des toxicomanes à des standards médicaux aurait des effets pervers renforçant l’exclusion.
L’engagement des médecins généralistes, des hôpitaux et des pharmaciens est indispendable et utile mais doit être coordonné de manière complémentaire avec les centres spécialisés et les différents acteurs agissant dans une dynamique de réduction des dommages sanitaires et sociaux.
Si dans une logique de marché et de concurrence, chacun commence à construire sa propre “holding” où il ferait tout afin de maîtriser globalement la prise en charge sans tenir compte de ce qui est fait par d’autres, c’est retourner à nos territoires à défendre. C’est un appauvrissement dont le toxicomane fera les frais (1). N’oublions pas que le centre de gravité de la prise en charge n’est pas en soi tel ou tel lieu mais le toxicomane lui-même qui choisira dans son cheminement le point d’ancrage ou les points d’ancrage et d’appui lui convenant le mieux. Il s’agit de nous inscrire dans une stratégie qui met les propositions d’aide en synergie et dans nos sociétés guerrières, à considérer l’autre comme un partenaire, on y gagne en démocratie et nous nous enrichissons du partage des expériences.

Un partenaire est effectivement une personne avec laquelle on s’associe sur des règles du jeu communes et des objectifs, préalablement définis. Dans ce processus, le toxicomane est un partenaire à part entière et c’est la constitution de réseaux qui permet de remettre la personne en difficultés en position de vivre d’autres expériences et d’explorer la question du choix. Cette exploration ne se fera plus face à un vide relationnel, mais dans une confrontation ayant au moins un sens pour les acteurs qui la proposent, où chacun reconnaît ses limites et prend position.

Pour s’associer, il faut s’identifier, donc se rendre identifiables sur ce que l’on fait et sur ce que l’on ne fait pas.
Le partenariat est à considérer comme l’alliance d’une volonté individuelle, politique, associative avec un savoir-faire technique.
Cette dynamique doit favoriser et entretenir des rapports de confiance suffisants. Cette confiance s’acquiert au fil du temps et dans le fait que les engagements pris sont tenus. Il faut donc reconnaître ses propres limites pour pouvoir tenir compte de ce qui est convenu.

On ne peut prendre en compte la question de la toxicomanie en restant seul et tous les prétextes à la rencontre nécessitent des allers-retours et du temps. Car, ne faut-il pas, comme l’écrit Michel Serres dans “les cinq sens” : “N'apprend-t-on pas à parlementer avant de se mettre à parler, n’apprend-t-on pas les réponses en même temps qu’on apprend à marcher, parler ou voir” ?

Pour notre part, l’usager de drogues doit être démarginalisé, associé autant que soutenu et soigné.
La disparité et/ou la juxtaposition des réponses renforcent le manque de repères, les sentiments d’angoisse et les clivages. Toute action isolée strictement militante ne favorise pas la transversalité des actions. L’on se doit de décloisonner les modes de pensées mais toute confusion des compétences et des rôles est néfaste.

Même si les questions de l’exclusion des toxicomanes, du SIDA, ne sont pas qu’une affaire de spécialistes, il y a nécessité que les actions coordonnées soient menées par des professionnels et des acteurs de proximité bien formés.
Ceci ne peut se faire que dans une pratique en réseau qui ne doit pas, même si cela est nécessaire, se résumer à un simple carnet d’adresses.
Le réseau est un écosystème inter-humain fragile qui se construit dans le respect de la diversité à partir d’un minimum de culture commune, sur une dynamique d’échanges, de compréhension, d’acceptation réciproque qui ne peuvent passer que par l’information, le dialogue, la négociation. Pour ce faire, il y a nécessité de formations, de contacts relativement réguliers avec les différents partenaires.
Le réseau n’est pas en soi thérapeutique mais a ses effets thérapeutiques et (ou) de socialisation selon son mode d’organisation et de circulation de la parole respectant les missions, les rôles et les places de chacun.
C’est en ce sens que toute décision administrative et (ou) politique prise sans tenir compte d’une lecture et d’une évaluation pluri-disciplinaire du travail déjà en chantier dans ces réseaux et avec les structures de proximité peut être dommageable pour ce qui a mis beaucoup de temps, demandé beaucoup d’énergie pour se construire, s’entretenir et se réaménager face à l’évolution du phénomène toxicomanie.

C’est sur ces bases stables que l’on peut affronter la complexité du monde. Si nous les changeons disons pourquoi, pour qui, pourquoi faire et comment, par rapport à quels objectifs et avec quels moyens.

Toutes les approches préventives, éducatives, psychologiques, sociales et médicales doivent offrir des possibilités d’aide et d’accompagnement qui tiennent compte de la situation et de la dynamique des sujets concernés et ne doivent pas être soumises hiérarchiquement à l’un ou l’autre aspect.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas à un moment donné dans la trajectoire de la personne, une priorité sur l’un ou l’autre de ces aspects.
C’est dans cet esprit que se situe avec son savoir-faire, le dispositif de soins spécialisés. L’environnement influe sur nous, nous pouvons influer sur l’environnement en introduisant de nouvelles relations, de nouvelles façons de penser et d’agir afin que les conditions de vie d’une majorité de patients s’améliorent.
Prévention, réduction des risques et des dommages, accès aux soins, soins et aide à l’insertion sont à des places différentes tout aussi indispensables et se doivent d’être coordonnés et renforcés.
Le réseau n’est pas là pour répondre au manque de moyens ou gérer la précarité, mais nécessite des moyens et un autre choix de travail afin que la personne toxicomane puisse bénéficier tant au niveau préventif que curatif, à une qualité d’aide et de soins adaptés.

Mais favoriser l’accès aux soins, aux traitements ne suffit pas en soi, encore faut-il garantir la possibilité de continuité dans la durée tout en tenant compte du changement de situation de la personne durant les hospitalisations, lors de la prise en charge par les centres spécialisés, en médecine de ville, pendant les périodes d’incarcération, pendant les gardes à vue, etc.

Ceci étant, le patient garde la liberté de mettre de la discontinuite; ou pas. Ce que nous avons à faire c’est d’éviter de lui répondre en miroir mais rester disponible à reprendre les choses et l’accompagnement si la personne le souhaite ... D’autre part, cette discontinuité, voire la rupture qu’il fera avec l’un ou l’autre d’entre nous, ne l’empêche pas, dans la diversité de ses investissements, de continuer son cheminement. La diversité est une richesse, le morcellement n’a que des effets contre productifs, morcellement qui peut se retrouver dans les modes de financements, à chacun sa compétence, à chacun son morceau ...


La discontinuité peut donc faire partie des moments de la prise en charge. La cohérence est nécessaire, elle se signifie dans des formes d’organisation adaptée, à la fois rigoureuse et souple, mais c’est aussi un état d’esprit. Pour qu’il y ait des sujets, il faut des compléments et pour les aider à devenir ou redevenir sujets, il faut dans un travail partenarial, des complémentarités et du dialogue dépassant, sans pour cela les nier, les questions de pouvoir.


Note

(1) Le réseau ville hôpital et l'hôpital ville sont deux choses différentes.