SYMPOSIUM INTERNATIONAL

Organisé par le CIDEF (Centre International de l'Enfance et de la Famille)

Programme CEDRATE - 6 - 8 mars 1997, Paris


LES ENFANTS

DE LA GUERRE

Devenir, mémoire et traumatisme


  • Compte-rendu par Bernard DORAY

  • Synthèse des débats


    PURIFIER LE LIEN DE FILIATION

    LES VIOLS SYSTEMATIQUES EN EX-YOUGOSLAVIE - 1991 - 1995

    Véronique NAHOUM-GRAPPE

    Pour certains Tchetniks, le viol n'était pas seulement une source d'orgueil, mais aussi un symbole de leur pouvoir, du moins quand ils n'étaient pas sous le regard des observateurs étrangers. A un rassemblement du SRS dans le Monténégro, par exemple, les membres du parti chantaient à l'unisson :

    " Dans la clairière d'une petite forêt,

    un Serbe b....e une femme musulmane.

    La femme musulmane est couverte de sang.

    Le Serbe était son premier homme. "

    Seselj et les autres dirigeants du parti qui étaient là ont trouvé ce refrain amusant 36.

    Si l'on avait été attentif aux paroles des chants nationalistes serbes, aux mots d'ordre des acteurs collectifs et individuels, à leurs blagues, à leur style d'humour, si l'on avait été attentif aux discours internes mais publics, publiés dans la presse nationale, des responsables politiques du nettoyage ethnique, on aurait meux compris en France l'atmosphère de cette idéologie fin de siècle, nationaliste mais aussi dessalée, proposant explicitement un statut spécifique de la sexualité virile et agressive. Les victimes de la purification ethnique citent souvent dans leurs témoignages les injures qui leur sont adressées. Elles sont classiques, empreintes d'un mépris raciste et obscène, c'est " ta mère turque " qu'il s'agit de " b...... " 37, etc... La menace injurieuse la plus classique et la moins imaginative, c'est celle qui désigne le ventre maternel : en ce sens les miliciens ultranationalistes serbes ne sont pas originaux. Par contre, le rire public des dirigeants officiels à l'écoute de ces chants écrits à la gloire du viol signale l'impunité accordée à l'évocation de cette transgression : cette impunité relève d'un style idéologique, si l'on peut dire.

    Nous proposons ici une réflexion sur le déphasage entre des pratiques qui pourraient sembler relever d'un passé " barbare ", et le sens stratégique et politique de la guerre même, qui s'inscrit directement dans le contemporain. Cette guerre se situe dans le cadre des Etats-nations, mais le folklore sémantique des " haines ethniques " a rempli la place vide du message idéologique du transgresseur qui change de ligne tous les trois ans. N'oublions pas que Milosevic est le seul dirigeant politique représentant les structures de l'ancien système des pays de l'Est qui soit resté en place après la chute du Mur. Il ne s'agissait pour lui que de garder le pouvoir et le conserver, sur le plus grand espace possible de l'ancienne Yougoslavie (transformée en " plus grande Serbie " possible "), ce pouvoir dans sa structure préexistante, avec tout ce que cela implique sur le plan économique, social, politique (en particulier le parti unique). Pour réaliser cet objectif, la constitution de l'autre en ennemi " ethnique " était nécessaire pour détourner les revendications croissantes de démocratisation de la société yougoslave dans la décennie 1980 - 1990. C'est le premier rôle de l'injure officialisée.

    L'injure

    Ce qui est glorifié dans le chant cité plus haut c'est la défloration : " être le premier " constitue une victoire définitive remportée dans l'espace identitaire de la victime féminine. Dans cet imaginaire viril, rien ne saurait effacer la marque de cette première invasion spécifique, et le signe de cette victoire sur le temps, c'est le sang.

    Dans une même société (et à l'intérieur d'un même individu), plusieurs définitions de l'honneur masculin peuvent coexister. L'une, fondée sur la générosité, peut amener le sujet à condamner le viol. L'autre, fondée sur l'honneur viril, ne sera démontrée que par l'exercice d'une sexualité agressive. Les miliciens à l'oeuvre en ex-Yougoslavie partagent (comme sans doute beaucoup de militaires ailleurs, ou de supporters d'équipe de football) une sous-culture de la virilité qui semble intemationale. Elle s'exprime dans le monde entier par des gestes caractéristiques, comme le doigt levé, le bras levé dit : " d'honneur ", qui offrent l'image de l'érection menaçante, menace qui constitue justement le fond sémantique récurrent de l'injure verbale. Bizarrement investies de gloire, ces injures offrent une définition particulière de l'honneur viril, tout entier inscrit dans l'érection phallique, et qui fait du viol une prouesse.

    En général, cette injure s'adresse au ventre matemel et sa forme vulgaire invite souvent l'homme injurié, un fils, toujours, à y pratiquer l'inceste, alors que la femme injuriée est directement interpellée sur le thème de sa propre sexualité. La culture de la virilité agressive telle qu'elle est véhiculée dans les chants nationalistes guerriers, les injures argotiques chics, les slogans et histoires drôles circulant au sein des groupes de jeunes sportifs, des buveurs et bizuteurs de tous ordres dans notre culture contemporaine produit toujours une accentuation de la différence masculin/féminin et une définition stéréotypée du féminin, c'est-à-dire assignée à sa sexualité.

    L'injure efficace utilise le registre de la souillure : menacer d'aller " cracher sur ta tombe " ou exiger " N...e ta mère " sont des injures homologues, qui traduisent non pas une simple intention de destruction, mais plus précisément une intention de profanation, et ce dernier crime suppose que la victime y survive pour l'appréhender. Le langage de la haine sociale s'exprime avec les images de l'amour physique, de la digestion et de la défécation, dans une efficace économie de substance : notre universel " merde " en témoigne. Mais vouloir faire mal est aussi un travail intellectuel : toucher le point sensible, c'est aussi connaître son espace sacré au sein de la culture de la victime. or, le plus souvent, ce à quoi tiennent le plus les familles et les communautés, ce sont les lieux d'inscription du lien généalogique, en direction soit du passé (cimetières, archives, monuments, langue) soit de l'avenir (enfants, sexualité des femmes, esthétique d'une culture ). Ces lieux sont donc les objets privilégiés des crimes de profanation. on peut donc définir le crime de profanation comme une tentative de toucher le lien généalogique là où le profanateur croit qu'il s'exprime.

    En général, le système de croyance qui fonde l'efficacité de la souillure et qui enferme le féminin dans sa seule définition sexuelle et reproductrice, et en particulier l'imagerie classique liée au viol au sein d'une culture de la virilité, ne forme pas le contenu des idéologies officielles en cette fin de siècle européen. Mais sous certaines conditions culturelles et historiques, la sous-culture de la virilité agressive constitue un horizon de référence valorisé au sein même des idéologies politiques officielles. Ainsi l'honneur militaire peut exclure du chant de gloire le viol, qui sera tu, toléré en silence et sans fierté excessive (comme dans l'armée française en Algérie), et même parfois incriminé au sein de l'institution militaire, une fois dénoncé. Mais parfois l'honneur militaire comprend aussi les viols dans ses titres de gloire, et le viol devient une espèce de victoire sur le front de la guerre contre l'identité collective de l'ennemi, une invasion victorieuse de l'espace de sa reproduction, défini comme territoire de lutte légitime au sein de la culture du violeur.

    Or c'est la légitimation politique du système de valeur que suppose un crime qui accroît sa possibilité. Le nettoyage ethnique pratiqué en ex-Yougoslavie par le dispositif militaire et paramilitaire de l'agresseur (c'est-à-dire le pouvoir de Belgrade coupable de plus de 90 % des cas incriminés) a donc été rendu possible par la légitimation culturelle d'un certain nombre de définitions devenues officielles et petit à petit banalisées dans l'espace public, articles de presse, conversations, chansons, etc. Le toumant politique s'est effectué en 1986 avec l'arrivée au pouvoir de Milosevic au sein du parti communiste yougoslave.

    Dans un entretien 38, le général Mladic s'exprime sur les vraies valeurs : " Ce qu'il y a de plus sacré pour moi, ce sont la terre et les femmes, parce qu'elles créent la vie ". La verticalité masculine ensemence ces deux horizons passifs et fécond, " sacrés " et donc que l'on peut souiller, piétiner. La métaphore est irrésistible et elle circule dans les deux sens : le ventre de la femme est horizontal et offre le paysage de l'avenir en face de l'homme dressé, comme la terre est un ventre à féconder. Une telle métaphore n'a rien de fondamentalement original. En France, par exemple, dans le roman de Zola Fécondité, on la retrouve explicitée de façon grandiose. Elle implique tout un imaginaire démographique végétalisé, où sur une terre élue et féconde, l'homme plante la graine prolifique du futur collectif enraciné dans le passé. La définition du féminin enfermée dans la sexualité, définition classique dans sa version positive ou négative, situe d'emblée les femmes, c'est-à-dire leur ventre, comme le maillon central dans la transmission de l'identité collective.

    Le nettoyage ethnique suppose une construction sémantique et politique de l'ennemi collectif, défini par son lien généalogique, transmis sexuellement par les hommes et inscrit par conséquent dans tous les lieux qui témoignent de ce lien généalogique - cimetière, ventre d'une femme enceinte, virginité des filles, etc. La cible à détruire n'est donc plus directement le corps physique de l'ennemi, le but de la guerre n'est pas seulement la prise de pouvoir économique et politique, mais aussi l'élimination du corps collectif symbolique de l'autre, corps invisible qui enveloppe une communauté de son identité propre, et dont la reproduction passe par le lien de filiation et " l'enracinement " sur une terre. Le programme du nettoyage ethnique, qui implique la pratique des viols systématiques, est directement lié à cette définition officielle de l'ennemi collectif.

    Nettoyer

    Apartir de 1992 39, la presse a fait état de viols systématiquement pratiqués contre les femmes bosniaques et la documentation qui s'est constituée petit à petit a confirmé ces viols, inscrits dans des tortures sexuelles pratiquées souvent à l'encontre des deux sexes. La fourchette avancée par la CEE (1993), et dans le rapport synthétique de l'0nu (1994) se situe autour de 20 000 cas, le chiffre cité le plus élevé étant de 50000, chiffre que nous espérons exagéré 40 . Ces chiffres tiennent compte de la difficulté spécifique (même en temps de paix) à constituer le dossier juridique d'un viol : la honte et la culpabilité sont portées par la victime, qui prend beaucoup de risque à témoigner. Un coefficient de multiplication doit être élaboré par les spécialistes, permettant de passer des cas avérés juridiquement ou médicalement aux cas plausibles. Ce coefficient varie bien évidemment selon les situations : une féministe adulte américaine des années 1980 aura moins de mal à témoigner devant des juges femmes progressistes qu'une jeune paysanne marocaine en face d'un dispositif juridique et religieux masculin.

    La question des viols a alimenté la version " ethnicisée de ce conflit : haines ancestrales, ressurgissement classique de la bête en l'homme et du passé " barbare " dans la contemporanéité européenne. Puis la question des viols s'est banalisée avant d'avoir été pensée : il suffit de lire les dossiers d'Amnesty International pour constater que l'usage visible des viols dans les programmes de répression politique d'État ou dans l'action terroriste s'accroît au plan mondial, à Haïti comme à Kaboul, en Algérie comme en Tchétchénie.

    Dans les deux cas, ce qui est oublié ou dénié est la spécificité politique des pratiques de viol systématique dans le contexte de guerre en ex-Yougoslavie. Or les « oriste s'accroÓt au plan mondial, ý liai(infinity)tÔ comme ý Kaboul, en AlgÈrie comme en TchÈtchÈnie. Dans les deux cas ce qui est oubliÈ ou dÈniÈ est la spÈc~citÈ politique des pratiques de viol sj'stÈmatique dans le contexte de la guerre en ex-Yougoslavie, or le»témoignages apportent assez d'informations qualitatives accablantes sur une telle spécificité.

    Les viols et tortures sexuelles accompagnent le programme du nettoyage ethnique. tiers de l'invasion armée, les miliciens surtout (mais aussi les soldats) chassent les populations civiles, après avoir séparé les hommes et les garçons d'une part, et d'autre part femmes, enfants.et vieillards. Ils les volent, ils massacrent en priorité les hommes (surtout ceux qui exerçaient des responsabilités auparavant) et pratiquent parlois les tortures - sexuelles ou non - à l'encontre des deux sexes et violent plus systématiquement les femmes. Dans les centres de détention concentrationnaire mixtes, comme à Tornpolje durant l'été 1992, les témoignages sont nombreux et concordants sur les viols pratiqués sur les femmes et les jeunes filles, de préférence la nuit. Dans les régions où la prise de pouvoir ultranationaliste s'est pratiquée sans action militaire et où les populations à éliminer formaient souvent 40%, parfois 80% de la population, la terreur noctume exercée contre ces populations comprend la menace de viol, l'assassinat, la mise à sac des maisons, et elle est précédée de menaces téléphoniques et d'injures. Enfin il arrive que les femmes et les très jeunes filles, parfois avec leurs enfants, soient enfermées dans un lieu où elles sont violées systématiquement et dans certains cas mises enceintes délibérément : " forcibly impregnated and held captive until it was too late for them to have abortion ". 41

    Ce sont les avortements provoqués au-delà du sixième mois, ainsi que les tentatives de suicide, les dépressions, les insomnies et les cauchemars à répétition, qui ont mis les psychiatres des camps de réfugiés sur la piste des viols pendant l'année 1992-1993 42. Dès la chute de Vukovar, il y a eu des viols attestés, mais l'enfermement dans des centres et la grossesse forcée ne semblent intervenir que lors de la guerre en Bosnie.

    Le nettoyage ethnique pratiqué depuis 1991 par les troupes militaires et paramilitaires serbes en ex-Yougoslavie à l'intérieur de tous les territoires dont ils ont pris le commandement soit de manière armée (comme en Croatie et en Bosnie de l'Est ou à Brcko), soit de manière policière et politique (comme dans la région de Banja Luka par exemple 43) offre un programme maintenant décrit : il s'agit de chasser les groupes de populations non serbes de l'aire géographique en voie de " purification " , et ce par tous les moyens. Parmi ces demiers, il faut noter l'usage de tortures exercées contre une pallie des membres de la communauté, destinées semble-t-il à produire la terreur : il n'est pas facile de faire partir les gens de chez eux dans l'abandon total de leurs biens. Terreur, déportation, incarcération dans des lieux de détention concentrationnaire, effacement des traces de leur présence cultuelle et culturelle forment l'ordinaire du nettoyage ethnique institutionnalisé qui achéve (ou remplace) le premier travail brutal de l'invasion armée. Les objectifs militaires, politiques et économiques classiques de l'invasion ne sont donc pas suffisants. Le but est un changement forcé de la stmcture démographique de l'aire dominée, avec l'élimination par tous les moyens d'une fraction de la population civile présente, définie " ethniquement " et aussi de fait politiquement : les serbes opposants subissent le même sort 44.

    Occuper la maison de ces " autres " par les " nôtres ", labourer leurs cimetières, brûler leurs archives et leurs bibliothèques, raser les mosquées et les églises, changer l'alphabet et les noms de rues, changer la législation pour éliminer la possibilité pour les non-Serbes de revenir, forment l'ordinaire de l'occupation purificatrice du sol. Un responsable du nouveau pouvoir avait promis après la chute de Vukovar de reconstruire cette ville admirable " en style serbo-byzantin plus ancien qu'avant " (!). « en style serbo-byzantin plus ancien qu'avant »L'entreprise de nettoyage ethnique ne vise pas seulement l'élimination de l'autre dans l'espace, mais aussi dans le temps, passé et futur. Le but difficile de cette pratique est de faire que l'autre n'ait jamais été là. Il vise non pas sa mort seulement, mais son " éradication " et donc son impossible recommencement. Le nettoyage ethnique ne vise pas l'élimination physique de l'ennemi, mais sa défaite, au sens littéral du terme. Il s'agit de le défaire jusqu'à ce germe qu'il fut jadis, embryon minuscule niché au creux du ventre maternel, planté par son père comme l'avait fait son père avant lui, et remonter jusqu'aux origines ; à la première tombe, au premier né... Le violeur veut déloger, éradiquer et concevoir à nouveau à son image le germe alternatif. La souillure du viol veut non pas la mort de l'autre, trop douce, mais défaire sa naissance et, en amont, recommencer sa conception en remplaçant cet autre collectif " génétique " par soi.

    Nous retrouvons ici la logique des injures, qui désignent le ventre maternel comme le lieu d'élection de la souillure. Le lien de proximité culturelle, géographique et sociale entre le violeur et la victime accroît l'attrait de cette pratique. Entre voisins et cousins, le viol est pensable alors qu'entre un " aryen de race supérieure " et un peuple de vermine grouillant et déshumanisé, où la différence des sexes est écrasée, le viol est moins tentant comme crime de souillure. En ce sens le viol systématique pratiqué en ex-Yougoslavie offre une dimension incestueuse : le violeur non seulement prend la place du père, du fils, du mari, mais il est proche comme un " cousin ", un " voisin ".

    Le mépris à l'égard des victimes dont témoignent les injures qui leur sont adressées. s'inscrit très souvent dans une relation de proximité. " Sois contente, tu vas te marier avec un guerrier serbe" a-t-on entendu dire à une jeune fille enlevée à Srebrenica (11 juillet 1995). Le tutoiement injurieux peut être ainsi perçu non seulement comme tactique d'abaissement, mais aussi comme manière de rapprocher le corps de l'autre haï dans une sorte d'atroce intimité.

    Il y a comme une bonne distance entre le violeur et sa victime qui rend possibles les viols... Cette distance ne doit être ni trop étroite (comme entre frère et soeur), ni trop éloignée (comme entre un homme et un animal, voire un insecte) : la bonne distance est celle de la famille humaine et mieux, celle du voisinage ou du cousinage. Dans la rhétorique du nationalisme serbe, les termes de " frères " sont utilisés systématiquement entre serbes, le chef de la nation est le " père ", la nation où la terre est la " mère ", montrant que la communauté politique est décrite comme une grande famille élargie. Les " nôtres " remplissent l'espace de la fraternité, les " autres " sont au-delà, mais en tant que faux frères, ennemis inscrits dans un lieu de proximité, donc d'autant plus haïs.

    Une appellation méprisante adressée aux bosniaques musulmans par les nationalistes serbes se traduit par " voisins ". C'est ainsi que Mladic à Srebrenica en juillet 1995 s'est adressé aux prisonniers (" alors voisins, Allah ne peut plus vous sauver, mais Mladic si 45). Dans un pays où coexistent des communautés différentes comme en Bosnie, le lien de voisinage est investi socialement 46, et la désignation politique de ce lien de voisinage utilisée par les nationalistes serbes (c'est-à-dire dans leur lexique où le lien politique est perçu comme un lien de famille) s'inscrit dans une familiarité négative qui accroît la dimension de souillure du viol. La propagande de l'ultranationalisme serbe s'est trouvé activée et stimulée dans cet espace de proximité malgré (grâce à) son manque de réalité contemporaine, sa dimension grotesque, épique (les " os " de nos pères, etc.). C'est la volonté d'invasion chronologique de l'autre " peuple " (sa mémoire, l'inscription matérielle de son passé et ses promesses d'avenir) et son " éradication " qui commandent aux moyens techniques choisis. Le terme d'éradication est pertinent : ce sont bien les racines qui sont l'objet de ce nettoyage à fond qu'est le viol. Elles ne repousseront plus puisqu'une greffe altemative a été implantée dans la matrice.

    Les expressions " esprit d'un peuple " , " être collectif " ; " ethnos " d'un peuple ont été exacerbées dans la propagande. Le nettoyage ethnique correspond à l'ensemble des procédés imaginés logiquement comme adaptés au but de détruire cet être collectif, de le dévaster et le choix des moyens est commandé par la définition qui en est donnée dans la culture de l'agresseur. La pratique des tortures sexuelles et des viols systématiques s'inscrit dans la culture de l'agression, c'est-à-dire les racines anthropologiques de son idéologie caricaturée dans la propagande et instrumentalisée par un pouvoir particulièrement cynique, celui de Milosevic.

    L'invasion identitaire Il faut être attentif aux textes de la propagande, aux choix esthétiques et au style de la rhétorique utilisée, qu'il faut prendre au pied de la lettre parce que le dispositif social qui produit ce type d'énoncé livre, avec le mensonge, une information irremplaçable sur sa nature. Le choix (fait en 1987-1988 à Belgrade) d'une propagande axée sur les récits de viols, de profanations et d'atroces cruautés que les Albanais du Kosovo seraient sensés avoir pratiqués à l'encontre des " femmes serbes " et des " enfants serbes47 " est ici décisif. Le programme de la dénonciation est celui-là même de la vengeance, cette espèce de contre-don qui doit rendre avec un surplus. La construction politique de la menace grâce aux récits de cruautés les pires, donc sexuelles, imputées à l'ennemi est la première condition de possibilité des viols et des crimes de profanation qui sont la marque du nettoyage ethnique. Mais en amont de la propagande, il y a la formation collective de figures qui permettent de donner un sens aux viols, de les légitimer en tant que pratique guerrière. L'obsession de la dénatalité en Serbie était (et est encore) un thème récurrent, suscitant colloques et commentaires, toujours liés à la dénonciation de cet " impérialisme du lit " des musulmans ou des Albanais du Kosovo prolifiques, dont l'invasion ethnique de la Serbie serait ainsi assurée. Ainsi les commentaires doctes et savants, qui ne relèvent pas de la propagande grossière, la fondent néanmoins grâce à la définition d'entités collectives qui se transmettent dans la reproduction sexuelle, une sexualité d'autre part légitimée et cultivée comme valeur dans une culture ambiante de la jeunesse moderne qui n'a rien de spécifiquement nationaliste.

    La question ici est celle du lien entre les schémas de la propagande, et ceux de la culture littéraire ou savante, et " l'esprit du temps " et son genre de modernité. La possibilité de penser les viols comme " nettoyage ethnique " de la matrice et agression à l'encontre du lien de transmission généalogique tient à l'effacement du déphasage entre des croyances et des savoirs sociaux reconnus et légitimés, et à la possible harmonie entre des zones hétérogènes de production culturelle, entre l'imaginaire sexuel lié au " hard rock " par exemple, et celui véhiculé par une esthétique sophistiquée d'avant-garde.

    Le cas de Dobrica Cosic est un bon exemple de " maillon " entre croyances et savoirs. Ce romancier, mis au pouvoir et éloigné de ce même pouvoir par Milosevic, est l'inspirateur et le commanditaire du Mémorandum de l'Académie des Sciences et des Arts de Belgrade, diffusé en 1986, qui abordait dans sa seconde partie du thématique de la menace exercée par les Albanais du Kosovo contre les Serbes de cette région, double menace démographique et de " génocide " assorti de cruautés. Les romans de Dobrica Cosic sont centrés sur la question du " mélange des sangs ", c'est à dire sur la transmission de la mémoire généalogique de la communauté, mise en péril par la sexualité féminine, lorsque le père social n'est pas le père " ethnique ". Dans son roman Racines par exemple, l'adultère féminin est un exemple caractéristique du risque d'introduction de " l'autre " ethnique dans la transmission. Or cette introduction menace la mémoire historique dela communauté, en ne transmettant pas le souvenir des horreurs subies, des " génocides " invisibles qui hantent le sommeil des paysans guerriers serbes et que seuls les os sans sépulture des martyrs serbes hurlent dans la terre devenue la chair même des morts. Porter " l'autre " ethnique dans son ventre, c'est contribuer à l'assassinat de la mémoire collective. Le ventre féminin, en ce sens, devient un tombeau, cependant que la terre où sont enterrés les morts devient, à l'inverse, le lieu de mémoire de la communauté, ventre plein de promesses, qui demande à être fécondé par le sang des ennemis.

    N'oublions pas que " la renaissance du peuple serbe " a été le grand thème de la propagande orthodoxe à partir des années 1987. Les cérémonies religieuses qui enterraient à nouveau les morts (vieux thème anthropologique), martyrs serbes des génocides passés dont les ossements étaient sensés essaimer la " terre serbe " furent abondamment retransmises à la télévision de Belgrade où les os des martyrs étaient brandis. Ces cérémonies au cours desquelles on sortait les os des martyrs pour leur donner une sépulture étaient comme un accouchement de l'histoire serbe ensevelie. Le mot d'ordre " Là où meurt un Serbe, là est la Serbie " illustre bien cette rivalité mimétique entre le ventre de la femme où naît un Serbe ou un autre, lorsque le lien de filiation est tranché par le viol ou l'adultère, et la terre, imprégnée de l'identité collective à cause de tous ces morts qui la hantent et la fécondent. L'"être ethnique serbe " qui se transmet par la sexualité de père en fils et qui est formé par l'addition infernale de toutes les souffrances d'un peuple martyr grlorées par l'histoire universelle, se loge aussi dans leurs os blanchis. L'emphase portée sur une interprétation mystique du lien généalogique est le produit des élites culturelles cultivées et savantes obligées de plus en plus d'abandonner les réthoriques usées du vieux marxisme officiel désuet. Il ne s'agit pas de la " renaissance " d'un archaïsme montagnard. A son tour, la légitimation savante autorise les débordements les plus stupéfiants de la propagande. Comment, par exemple, comprendre ce texte publié en février 1996 dans la presse de Pale (dont la propagande est bien plus grossière que celle de Belgrade), texte qui suscite a priori le rire et l'incrédulité ? Blague d'opposants ? Mais ce n'est pas en tant que plaisanterie qu'il a paru dans l'0slobodjenie de Pale. Il nous faut bien admettre que si un tel texte est concevable, publiable et publié, c'est qu'il rencontre un " horizon de réception " sociologique en Bosnie serbe:

    Nous n'oublierons jamais la petite chienne Dena, héroine de l'être serbe, que l'on a pu voir pendant des jours sur les écrans de télévision en Grande-Bretagne et dans le reste du monde, témoigner grâce à son " génie " d'une histoire typiquement serbe. La noble chienne Dena - et ceci devra rester gravé dans la mémoire de toutes les futures générations serbes - a parcouru 500 kilomètres, de Pretinja à Ruma, en exactement 139 jours. Grâce à l'esprit de volonté propre aux chiens serbes, elle a refusé de se rendre aux chiens de guerre de Franjo (Tudjman) et a réussi à échapper aux 0ustachis. Elle a retrouvé à Ruma ses maîtres, Milan et Dusanka Randanovic et leurs enfants Tatiana et Coran. Seul un chien serbe est capable d'accomplir un tel exploit. Il y avait à la fois quelque chose de céleste dans ses empreintes serbes, et quelque chose de terrestre dans cette gueule de chienne serbe. On raconte que la chienne Dena, avec son grand coeur serbe, a versé des larmes en retrouvant Tatiana et Coran. A la différence des américains, les chiens serbes savent ressentir les souffrances humaines. Et ce qu'est la souffrance, seul un serbe peut le savoir. Et aussi cette chienne serbe, Dena .

    Cette héroïne de la race serbe est récemment devenue mère. Elle a mis au monde cinq chiots ! La télévision de la BBC de Londres a montré ces chiots serbes à ses riches habitants et nombreux ont été les Anglais à vouloir adopter un chiot serbe, à vouloir enlever à Dena ses enfants. Certains ont même offert de fortes sommes. Mère Dena, chienne serbe qui mérite de trouver sa place dans l'histoire serbe ne sait pas parler mais ses yeux, si " Je me refuse à abandonner mes enfants ! ". Et les Randanovic la comprennent, ils l'approuvent. Que conseiller aux Américains, aux Allemands, Français, Belges, à tous ceux qui aimeraient posséder un chien serbe ? Amenez vos chiens pour qu'ils s'unissent à des chiens serbes. Vous verrez que votre race de chiens améliorera aussi peu à peu le gène humain. Avec le gène serbe, vous deviendrez des hommes et vous aurez une âme, comme les serbes 48 .

    Ce texte ne fait qu'expliciter certains traits implicites dans d'autres textes plus distingués : la valeur morale spécifique des Serbes, leur nonvénalité, leur savoir de ce qu'est la souffrance, leur héroisme incroyable. L'être serbe se transmet à la fois de l'homme à l'animal (des Serbes à leurs chiens qui sont " serbes " puisqu'ils leur appwtiennent) et inversement du chien serbe à l'étranger qui lui " unit " son propre chien. L'identité " serbe " est une élection céleste (et ici intervient un thème religieux majeur de la revendication identitaire serbe) qui circule par la voie sexuelle avec le " gène " mais aussi par une sorte d'imprégnation de proximité qui se produit lorsque l'on est proche de l'être serbe par chien interposé. S'ensuit un programme d'amélioration génétique par contigüité proposé aux " étrangers " qui ainsi acquerront non seulement la noblesse et toutes les qualités de l'être serbe mais aussi la possession d'une âme, et l'accès à l'identité d'homme en coexistant avec leur animal domestique, transcendé depuis le copulage inespéré. La passation de l'être serbe s'effectue donc non seulement généalogiquement, le long du lien vertical de transmission " génétique ", mais aussi horizontalement par contamination irradiante, celle-là même dont les chiens serbes ont eux-mêmes bénéficié. Contrairement à l'exquise Dena, qui pleure, parle avec les yeux, refuse l'argent de l'étranger et devient une mère prolifique, les étrangers cités ne sont que des bêtes sans âme, mais riches et culottés, qui croient qu'ils peuvent tout acheter. Mais un " gène serbe " ne s'achète pas, il se transmet sexuellement, où il s'attrape mystiquement.

    Dans ce texte, la definition de la transmission sexuelle de l'identité collective présumée (noble, spirituelle puisque douée d'une âme et pétrie de souffrance, céleste, courageuse, etc.), et son imprégnation identitaire sur autrui par la sexualité sont supposées comme des vérités évidentes et donc implicites. Ce sont exactement ces deux " vérités " qui définissent le viol non pas simplement comme un crime mais comme une action guerrière d'invasion identitaire, et dont la construction sémantique a été le fait des couches cultivées de Belgrade bien avant les textes grotesques de la propagande de Pale. Un crime contemporain

    Comprendre l'usage contemporain des pratiques de viol systématique nous amène ainsi à refuser aussi bien l'explication par " la sauvagerie éternelle des guerres " que celle, plus localisée géo-historiquement, présumée constitutive de l'histoire des Balkans. En effet, cette guerre s'inscrit dans le cadre historique et culturel de l'État-nation, et non pas dans celui des " peuples " ethniques en guerre depuis la nuit des temps.

    Ces pratiques s'inscrivent en outre dans le contexte sociologique européen d'aujourd'hui : les modes de vie à Belgrade comme à Sarajevo (capitale du Hard Rock yougoslave et site des Jeux Olympiques d'hiver il y a peu) sont homogènes et urbanisés. Les téléviseurs sont partout, comme les jeux vidéo, et toute une classe d'âge connaît ses marques de blue-jeans et de boisson pétillante, se retrouve devant les mêmes films culte. Les références sont le plus souvent américaines, même si les produits viennent souvent de Hongkong - une Amérique rêvée naguère du fin fond des banlieues des pays de l'Est. Les jeunes miliciens et soldats coupables des viols, des vols et d'autres atteintes au droit de l'homme et de la femme cherchent à imiter le look de Rambo dont ils affichent la photographie sur les murs de leur chambrée. Ils portent souvent boucle d'oreille, tatouage et bandeau : ils " entrent dans le film " et le scénario est syncrétique (la croix orthodoxe, les insignes sportifs, les photographies de pin-up et celles de héros musculeux américains ne se contredisent pas). Leurs surnoms, leur manière de tirer fièrement en l'air à partir de quatre heures de l'après-midi, leur façon de boire, sont inscrits dans notre contemporanéité sociologique et ne relèvent pas d'un ressurgissement des fanatismes archaïques. La pratique des viols massifs doit autant à la valorisation culturelle moderne de la sexualité agressive qu'à la hantise de reproduire l'être collectif serbe. Ici, les identités collectives pour lesquelles on se bat et on tue ne sont pas inscrites dans les consciences comme pouvaient l'être celles qui différenciaient les Français des Allemands au début du siècle par exemple. Le nombre très important des mariages mixtes, les clivages sociaux réels (entre ville et campagne, entre les privilégiés du système et les autres) rendaient peu consistantes socialement les " haines ethniques ". Ces demières pouvaient participer des clivages sociaux parfois revendiqués dans des groupes comme les supporters de football ou les intellectuels de l'Académie des Sciences et des Arts de Belgrade, mais le plus souvent elles étaient noyées dans les autres clivages, surtout chez les jeunes. C'est pourquoi l'extrême cruauté en jeu dans les pratiques de nettoyage ethnique tient aussi à la dirmension artificielle de la raison du meurtre, à sa reconstruction forcée grâce aux récits de cruautés, et à la lutte menée par la classe des intellectuels contre le déphasage obligé des nouvelles catégories officielles : plus la catégorie politique est fausse, plus son inscription dans la réalité sera cruelle (et d'une certaine façon cela résume toute l'histoire des répressions staliniennes). Mais cette fausseté ne peut s'imposer qu'en ayant recours à des schémas inscrits dans notre contemporanéité médiatique. La pratique des viols systématiques est donc en harmonie non seulement avec la lettre de la propagande, à laquelle personne ne croit vraiment mais qui autorise tout le monde, mais aussi avec le prestige esthétique de la virilité agressive et de la sexualité brutale au sein d'une culture plus large et plus " à la mode " que celle de l'ultranationalisme orthodoxe montagnard.




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