24 avril 1997

Recherche clinique psychiatrique en France. L'expérience de la Fédération Française de Psychiatrie

Dr Jean-Michel Thurin


La Fédération Française de Psychiatrie est née du constat d'une carence : celle de la recherche psychiatrique en France. Constat établi par les psychiatres français et leurs Sociétés savantes, un organisme de recherche l'INSERM, le Ministère de la santé et les familles de malades. 22 Sociétés nationales se sont ainsi réunies en 1992, avec comme objectif de donner une impulsion nouvelle et collective à la recherche dans cette discipline . Elles sont aujourd'hui 35 et une ouverture s'est faite aux Sociétés régionales d'envergure. Je me propose de vous présenter ce qui a été fait ainsi que les problèmes et les questions qui demeurent

  • La première tâche a été de faire un état des lieux précis. Celui-ci a été réalisé en deux temps : approche générale ; réalité existante

    - approche générale

    Plusieurs rapports émanant d'organismes et de domaines professionnels divers ont été ainsi réunis et mis en perspective . Parallèlement, une réflexion a été menée sur le fond, avec consultation de 15 experts et synthèse des publications françaises qui concernaient la recherche en psychiatrie. Ces publications, émanant de cliniciens, en soulignaient essentiellement la difficulté - voire l'impossibilité - à partir des quatre arguments principaux suivants :

    - domaine de la subjectivité, du sens, du qualitatif, du complexe, de l'interaction et de la transformation, la psychiatrie ne se prêtait pas à la rigidité et à la fixité des protocoles méthodologiques.

    - les chercheurs n'étaient généralement pas des cliniciens. Or c'était la pratique clinique, qui, pour l'essentiel, suscitait les hypothèses et maintenait la cohérence de la recherche.

    - mais du côté des cliniciens, si le principe d'une recherche << réflexive >> était volontiers accepté, celui d'une recherche "scientifique" l'était beaucoup moins ; et même, ils s'en méfiaient, y voyant le risque d'une réduction de leurs références à des approches élémentaires, excluant le sujet, voire celui de "la mise en place d'un savoir totalitaire", au service d'"une machine administrative qui coupe à l'aveuglette ".

    - la recherche en psychiatrie n'était pas véritablement prise au sérieux par les organismes compétents.

    Cette analyse a donné un premier rapport qui a abordé chacun de ces points ; il a présenté aussi un certain nombre de réflexions et de propositions, émanant notamment des experts, qui à partir de leur expérience, suggéraient d'aller au delà d'une position de démission et d'entrer dans l'action, en s'appuyant sur les bases suivantes :

    - il est faux de dire que l'on ne peut pas faire de recherche en psychiatrie ; il existe des travaux qui en témoignent ; la recherche, c'est avoir des conceptions ouvertes, dynamiques, neuves et tester les hypothèses correspondantes ; c'est aussi, très souvent, valider des connaissances pratiques, en prenant le risque de la surprise ; le qualitatif, c'est peut-être d'abord l'approche d'une complexité ; une information sur la recherche est indispensable ; il faudra dégager des moyens et développer une formation

    - la psychiatrie est un carrefour accueillant différentes approches de la science ; elle introduit une vision tierce, ni dualisme (psychologie-biologie) ni monisme réducteur. La pluralité des conceptions théoriques n'est plus un obstacle mais une potentialité : le psychiatre peut s'intéresser au sujet biologique, au sujet physique, au sujet affectif, au sujet social sans qu'il y ait nécessairement réduction ou opposition de l'un ou de l'autre. L'objectif devient l'intégration de ces différents niveaux d'approche et l'étude des processus dynamiques qui associent les différents facteurs. Une science du développement - ou de la compréhension -pourrait en constituer le modèle.

    - la recherche devra se préoccuper d'abord des retombées pratiques qui interviennent dans un cadre clinique donné, plutôt que de vouloir à tout prix dégager des lois générales qui pourraient être appliquées à l'ensemble des populations concernées.

    - réalité existante

    A ces rapports et principes généraux, a été ensuite associé un recensement précis des activités et des structures de recherche , qui a été présenté au cours de la première Journée d'interface, à laquelle participait le Directeur Général de l'INSERM, Ph. Lazar. A peu près à la même période, S. Veil, alors Ministre d'Etat des Affaires Sociales a souligné l'importance que donnait le Politique à la recherche en psychiatrie.

    Partant de ces éléments, le CA de la Fédération, le Comité d'Interface INSERM/FFP et la Mission Veil ont analysé les principaux problèmes qui étaient posés et recherché des solutions pragmatiques pour les résoudre

  • deuxième temps : identifier les problèmes concrets et dégager des solutions pragmatiques

    - Les problèmes se situaient à 4 niveaux :

    1 - faiblesse des moyens, non seulement en terme de contrats mais de chercheurs et d'unités. Pour les cliniciens, cette faiblesse s'exprimait d'abord de comme une absence de toute logistique de base : secrétariat, mais aussi soutien méthodologique (à défaut de formation préalable). D'autre part, rien n'était prévu à leur niveau concernant le temps de recherche.

    2 - cloisonnement des approches et des organisations, limitant la possibilité d'une action d'ensemble et réduisant l'importance de la psychiatrie à tous les niveaux décisionnels en matière de recherche

    3 - absence quasi complète chez les cliniciens des connaissance de base de la recherche, formation quasiment nulle à la méthodologie, se répercutant

    - dans la relation cliniciens-fondamentalistes

    - dans les publications (présentées sous une forme essentiellement réflexive ou catégorique),

    - dans l'absence d'outils et d'approches validés dans un domaine de grande complexité.

    4 - faible préoccupation (pour ne pas dire refus) de l'ouverture internationale et interdisciplinaire.

    - Nous avons recherché pour chacun de ces problèmes quelles pouvaient être les solutions pragmatiques correspondantes

    1 - Concernant les moyens, il est apparu que :

  • en terme de contrats, les possibilités étaient plus importantes que prévu (notamment pour les Universitaires). Mais elles étaient soit inutilisées, soit non valorisées. Des recherches avaient lieu ; mais elles n'arrivaient pas jusqu'à leur terme qui est celui de la communication scientifique. Ou bien, elles ne voyaient pas le jour parce qu'elles ne passaient pas le mur de l'examen en Commissions, faute de pouvoir y être suffisamment défendues et aussi parce qu'elles n'atteignaient pas le niveau d'excellence requis.

  • Concernant les unités et les laboratoires, le nombre très restreint de ceux qui étaient spécifiquement psychiatriques ne rendait envisageable que la possibilité de collaborations.
  • Notre réflexion a alors été que la situation serait bloquée tant qu'un point critique de recherche, c'est à dire un nombre non négligeable de personnes y participant de façon régulière ne serait pas atteint. Comment y parvenir ?

    Sans revenir sur le niveau de qualité qui devait être exigé d'un projet de recherche, l'INSERM s'est engagé à apporter au développement de la recherche en psychiatrie une attention particulière et à soutenir un certain nombre d'initiatives logistiques concernant l'organisation de réunions d'interface, la présence de psychiatres dans les commissions, l'attention des commissions sur les problèmes de psychiatrie, le soutien méthodologique, l'information sur les possibilités existantes, le développement de relations avec d'autres spécialités ..

    Une incitation des cliniciens à << se lancer >>, concomitante avec le démarrage du PHRC d'une part, l'utilisation optimale des CNEP INSERM d'autre part ont permis, qu'au cours de la deuxième année, une trentaine de projets puissent être financés. Par contre, et cela reste un très gros problème, la possibilité d'institutionnaliser un "temps recherche" pour les cliniciens n'a pas été acquise .. Les CNEP ont malheureusement disparu aujourd'hui et nous le regrettons car ils permettaient, à partir d'un petit budget, de monter des recherches originales et très adaptées au champ clinique. Restent actuellement essentiellement les Réseaux qui donnent des moyens d'organisation mais pas de fonds propres pour les recherches elles-mêmes. Quand au montage des Unités ou des CRI , ils demandent un niveau très élaboré qui ne les réserve qu'à des équipes déjà professionnelles.

    2 - L'information, la présentation, la mise en relation et la publication des recherches ont constitué notre second axe prioritaire.

    Pour cela,

  • un bulletin trimestriel a été créé, "Pour la recherche ", avec l'appui de la Direction Générale de la Santé et le partenariat d'un laboratoire (Lilly). Il a permis d'emblée une large diffusion des appels d'offres, la diffusion d'adresses (concernant notamment la documentation et les équipes existantes) et de marches à suivre pour monter une recherche.
  • quatre Journées d'interface FFP/INSERM ont été organisées sur des thèmes de présentation générale, de méthodologie et d'organisation
  • une "base des recherches en cours", prolongeant et complétant l'état des lieux initial est actuellement réalisée sur Internet. Il s'agit non seulement de proposer une information "en temps réel" mais de développer une architecture de réseau facilitant les échanges entre cliniciens et équipes. Nous y reviendrons avec la présentation de Psydoc-fr.
  • cette action d'identification des pôles d'activité et de décloisonnement s'est prolongée au niveau des revues de psychiatrie qui constituent le point d'aboutissement naturel de la réflexion qui initie les recherches et des études qui les réalisent. Ainsi :
  • D'abord, deux numéros de PLR ont été consacrés à leur inventaire (plus de 25) et à la publication de leur "profil" par rapport à la recherche.
  • Nous avons ensuite créé un pôle de réflexion à partir de la question de la francophonie , en terme de présence de l'approche française. Ses conclusions ont été qu'il fallait non seulement viser une meilleure accessibilité mais aussi la prise en compte d'un certain nombre de règles afin d'améliorer la lisibilité et la qualité scientifique des articles. Des démarches ont été entreprises par plusieurs revues pour être indexées dans le Current contents qui ont soulevé le problème des critères d'indexation dans les bases internationales. Un second objectif a été de réunir les sommaires des revues psychiatriques françaises dans une base facilement accessible, l'idée étant que le lecteur mais aussi la qualité des revues allaient progresser, à partir de ce décloisonnement et d'adopter une démarche plus cohérente vis à vis du vocabulaire d'indexation des articles. C'est ainsi qu'est né le projet Psydoc-fr. La large participation des rédacteurs en chef, celle de représentants des réseaux documentaires et bibliothécaires et le développement d'Internet ont permis que ce but trouve un début de réalisation très encourageant.
  • 3 - L'absence de formation des cliniciens à la méthodologie était et reste évidemment un problème majeur.

    Cette question a été abordée de plusieurs façons : recensement des DEA et DU ; présentation dans "Pour la recherche" des notions principales et d'exemples de recherches dans différents domaines ; organisation de réunions scientifiques concernant les différents courants d'approche de la psychiatrie ; participation des cliniciens à des réseaux de recherche.

    En fait, il y a ici encore un déficit majeur d'infrastructure car la formation à la recherche ne peut se concevoir en dehors d'une démarche pratique, encadrée par des personnes qui connaissent non seulement la procédure générale mais un certain nombre d'outils qui peuvent servir de point de départ ou d'auxiliaires pour la mise en place de la méthodologie. Nous en avons personnellement fait l'expérience positive dans un domaine compliqué et qualitatif, celui de l'évaluation des psychothérapies et de l'étude des fonctions du rêve en psychopathologie .

    Cette action de formation demande donc à être soutenue et renforcée, d'autant que ses retombées vont bien au delà du domaine propre de la recherche planifiée. Nous espérons beaucoup que la FMC, devenue obligatoire y contribuera, notamment en permettant d'organiser de véritables "écoles d'été" auxquelles pourraient participer des seniors ou des consultants.

    4 - Ouvertures internationale et interdisciplinaire.

  • Internationale : en plus des éléments précédents, une des causes de la timidité française en matière de recherche reste la crainte d'un envahissement par la culture américaine dont est mise en cause le caractère morcelant et quantitatif de ses outils, notamment diagnostics. Nous avons raisonné en terme de positionnement plutôt que de repli. L'organisation d'un colloque avec l'Association Psychiatrique Américaine a montré qu'il était possible de soutenir une approche "française" dans une assemblée composée de nos plus éminents collègues américains. La FFP est également présente ici, au Congrès de Genève et, de façon plus générale, elle travaille à différents niveaux pour développer les échanges avec d'autres Instituts et associations étrangères (en particulier, Grande Bretagne, Allemagne, Amérique du sud, Pays de l'est et Canada).

  • Interdisciplinaire : les psychiatres français soulignent volontiers leur spécificité. D'un autre côté, il est apparu que ce sentiment - s'il restait à ce stade déclaratif - était non seulement inopérant mais préjudiciable pour les activités de recherche et à terme, pour la qualité des soins. Cela n'empêchait en rien les grands lobbies de s'exprimer à leur place et cela les privait souvent de la possibilité d'une action réelle dans les centres décisionnels. Un courant s'est donc développé pour accepter le débat et les règles de la communauté scientifique et nouer des relations collaboratives avec des champs connexes, comme les neurosciences ou la médecine hospitalière. Différents signes témoignent de cette évolution encore timide : invitation d'une équipe pédiatrique à une des Journées d'interface, participation de la Société de Pédiatrie à la Conférence de Consensus sur les dépressions de l'enfant, participation d'un psychiatre au Comité de rédaction de "Dialogue. Recherche, Clinique, Santé" (bulletin d'interface de l'INSERM), participation des psychiatres au prochain Colloque des Neurosciences, invitation de chercheurs- cliniciens d'autres disciplines dans les colloques spécialisés.

    Cette démarche de recensement, d'information, d'incitation, de soutien des activités de recherche, de formation et d'ouverture peuvent être retrouvés sur le serveur internet FFP/INSERM "Psydoc-fr" http: //Psydoc-fr. Broca.inserm.fr, . Sa mise en place a été une des priorités pour l'année 1996, parce qu'elle nous semble une structure très favorable à la formation, à la transversalité , au développement de dynamiques d'échange respectant l'identité de chacun des pôles qui composent le champ de la psychiatrie. Ce serveur comprend dès à présent les éléments suivants :

    - édition électronique de "Pour la recherche"

    - présentation de Société savantes et de leurs activités

    - revues et leurs sommaires ; base de donnée

    - recherches en cours

    - interventions des Journées d'interface FFP/INSERM

    - adresses internet psy et biomédicales

    - informations, manifestations et séminaires

    - forums.

    Il a pour vocation de se développer comme un véritable service interactif pour le clinicien qui souhaite se familiariser, se former et participer à la recherche. Réunissant virtuellement les Sociétés et leurs revues sur un même site, son existence devrait soutenir la cohérence dans l'hétérogénéité dont la psychiatrie française a tant besoin.

    (SIGMA) Pour conclure, le cadre étant posé, quelle orientation pour la recherche ?

    Outre le problème des moyens humains et matériels indispensables pour atteindre une masse critique, la grande question qui se pose aujourd'hui est celle-ci :

    (SIGMA) le psychiatre se définit comme quelqu'un qui est concerné par la pathologie chronique, la décompensation ou la souffrance grave de personnes dans un contexte psychosocial donné.

    (SIGMA) En quelques décennies, il a réalisé le tour de force d'intégrer plusieurs modèles de référence, souvent en y adhérant d'abord de façon exclusive puis en leur donnant leur place relative dans sa pratique. Et de fait, des progrès très importants ont eu lieu qui se traduisent par une réduction de l'institutionnalisation et un déplacement des lieux de soin (secteur, cabinet privé, hôpital général), en même temps que s'opérait une ouverture sur d'autres domaines connexes : maladies graves, vieillissement, néonatalité, environnement, etc. Cette évolution de la fonction du psychiatre a contribué à assouplir l'idée de la << maladie mentale >> et à la situer plutôt comme une émergence particulière de troubles profonds auxquels contribuent différents facteurs.

    (SIGMA) Dans le même temps, il est confronté

    (SIGMA) à des menaces permanentes sur les moyens qui lui seront donnés dans les années qui viennent pour exercer, avec une demande de célérité qui va à l'encontre de tout ce qu'il sait sur le fonctionnement psychique et les difficultés de rétablir un fonctionnement << normal >> quand la ligne jaune de la rupture d'adaptation silencieuse a été franchie

    (SIGMA) à une aggravation du contexte social qui renforce des déséquilibres individuels potentiels et crée de nouvelles pathologies, par exemple les toxicomanies.

    (SIGMA) à une approche idéologique de la recherche qui attribue à l'élémentaire une vertu globale

    Dans cette situation la recherche planifiée peut sembler bien décalée par rapport à la recherche empirique à laquelle participent plusieurs milliers de cliniciens depuis près de vingt ans et dont les décideurs semblent bien peu de soucier. Un appel d'offre européen dans le cadre de la Brain Decade Research proposait il y a quelques années de résoudre les problèmes de stress, d'insomnie, de toxicomanies, etc. par la génétique moléculaire. Cette approche peut faire craindre à juste titre aux psychiatres d'être la caution négative de la mise en place d'un humain hyperadapté à tout et régulé en fonction d'un monde qui lui échappe.

    Cette situation à la Orwell ne peut pas pour autant conduire le psychiatre à ignorer la souffrance des patients qu'il traite et de leur entourage et à renoncer à progresser dans une démarche collective. Des recherches sont donc à initier et à développer concernant non seulement les grandes affections psychiatriques : schizophrénie, autisme, recherches dont il ne faudrait pas cependant attendre une clé universelle à tous les troubles psychiatriques. D'autres troubles, souvent intriqués, comme les dysthymies, les états limites, les dépendances, les décompensations concernent une partie très importante de la population générale et ne font pratiquement l'objet d'aucune investigation. Ici encore, il ne s'agit certainement pas de trouver on ne sait quel remède miracle, mais de mieux connaître les facteurs associés qui contribuent au développement de ces pathologies et corrélativement les moyens dont disposent les psychiatres pour les atténuer, voire les guérir.

    C'est sans doute dans cet espace à la fois limité et immense que se situe l'avenir de la recherche en psychiatrie, dans une concertation entre clinique, épidémiologie analytique, recherche fondamentale et recherche évaluative des processus de changement, et où l'élémentaire apporte sa contribution au global, sans vouloir pour autant le subvertir.



    Retour page d'accueil