ITINERAIRES DES DEPRIMES

REFLEXION SUR LEURS TRAJECTOIRES EN FRANCE

Janvier 2001



Rapport du Groupe d’experts, coordonné et présidé par :
Pr Philippe-Jean PARQUET, psychiatre

Ont participé, en tant qu’experts et cliniciens :
Dr Laurent CHEVALLIER, médecin généraliste
Dr Henry CUCHE, psychiatre
Pr Guy DARCOURT, psychiatre
Pr Maurice FERRERI, psychiatre
Pr Paul FRIMAT, médecin du travail
Pr Rebecca FUHRER, épidémiologiste
Dr Patrick de LA SELLE, médecin généraliste
Pr Robert LAUNOIS, économiste de santé
Dr Marie-France MOLES, psychiatre
Pr Jean-Pierre OLIE, psychiatre
Dr Nathalie REGENSBERG, médecin généraliste



- La coordination de l’ensemble du travail a été assurée par le docteur Christiane Mirabaud.
- Le concours de M. Jean-Luc ANDREI, journaliste a été sollicité
- La recherche bibliographique et la rédaction du rapport ont été assurées par les docteurs Jacqueline Augendre, Jordi Molto-Santonja
et Martin Reca, psychiatres.
- L’ensemble du projet a été réalisé sur une période de 18 mois ; son avancement a nécessité, en dehors de la charge individuelle
de travail de conception, organisation et rédaction, une ou deux réunions par mois de tout ou partie des acteurs concernés.

- Les experts n’ont perçu ni rémunération ni contrepartie d’aucune sorte pour leur contribution à ce travail.

- La réalisation de ce travail a été rendue possible par la contribution financière des laboratoires Lundbeck, SmithKline Beecham et
Servier.



AVERTISSEMENT AUX LECTEURS

Le présent rapport se compose de différents chapitres qui se suivent selon une logique d'itinéraires des déprimés : depuis la démarche qui
amène à consulter jusqu'aux aspects préventifs. Pour une meilleure compréhension de ces trajectoires, il est recommandé, lors de la lecture,
de respecter le cheminement proposé. Il est cependant possible de lire chaque chapitre séparément. En effet, certains thèmes sont traités
dans plusieurs chapitres différents, ce qui permet une approche transversale du texte. Des renvois facilitent ce repérage.


INTRODUCTION

Depuis quelques années, la sémiologie psychiatrique connaît une remise en cause des conceptions classiques autour desquelles
s'étaient construits les modèles opératoires permettant de délimiter les contours de la discipline. Les progrès des différentes sciences
qui nourrissent le corpus psychiatrique (biologie, psychopharmacologie, épidémiologie) ainsi que leurs orientations épistémologiques
divergentes ont eu raison des derniers remparts consensuels.

Cela a été le point de départ d'une déconstruction des théories, en particulier dans le domaine des troubles thymiques, où les logiques contradictoires de la dépression ont provoqué un profond questionnement sur la nature même de la souffrance humaine. Cette dilution de la dépression dans la théorie a été reprise et amplifiée par les médias. On a alors vu apparaître la figure de “ l'expert profane ” proposant des alternatives en dehors du cadre médical, avec, comme corollaire, un débat social autour de la pertinence des prises en charge “ officielles ” des troubles de l'humeur.

Dans ce contexte de mouvance conceptuelle, le symptôme psychiatrique risque de perdre sa spécificité. Ainsi, pour ne citer que deux exemples, la moindre tension psychologique est vite qualifiée d'angoisse et les difficultés existentielles de dépression.

Devant ce phénomène, que certains qualifient d'“ inflation diagnostique ”, il convient d'aller aux sources du problème, qui n'est autre que la
définition de l'objet d'étude de la psychiatrie.
Affirmer que la psychiatrie a pour objet (objectif...) le diagnostic, le traitement et la prévention des maladies mentales peut paraître une lapalissade, mais, au moins, cette proposition a le mérite d'identifier la question centrale.
La psychiatrie utilise-t-elle les mêmes critères que la médecine pour définir la maladie ?
L'opposition santé (normal)/maladie (pathologique) est-elle opérationnelle en psychiatrie ?
On peut trouver un premier élément de réponse dans les deux catégories de critères retenus par l'OMS pour sa classification des
maladies :
critères relatifs à un appareil ou à un système, critères relatifs à un organe.

Il est évident que, l'appareil psychique ne pouvant être réduit au cerveau ou au SNC, la psychiatrie aura du mal à décrire les maladies psychiques à partir de ces éléments. Elle se tournera alors vers d'autres instruments lui permettant d'identifier son objet d'étude.


L'étude de Rösch sur la classification des maladies, dans l'enquête de 1970 sur les soins médicaux, peut permettre une meilleure appréhension de la spécificité de la nosologie psychiatrique. (1) (10) Dans sa Taxonomie nosologique, Rösch identifie cinq niveaux de
définition des maladies, dont le degré de précision va en décroissant :

1. niveau de l'épidémiologie,
2. niveau de l'étiologie,
3. niveau de la lésion,
4. niveau du syndrome,
5. niveau des symptômes.

En ce qui concerne la précision et la fiabilité dans la description des maladies, on trouvera d'un côté le modèle médical, avec des pathologies répondant souvent à l'ensemble des critères et dont les maladies infectieuses constituent l'exemple type, de l’autre la psychiatrie, habituellement limitée aux niveaux 1 et 5.

Le repérage du symptôme en psychiatrie, tout comme en médecine, passe par une délimitation préalable des champs du normal et du pathologique. Et c'est là que réside une des spécificités qui caractérisent le mieux la discipline : les figures du pathologique (symptôme, maladie...) sont souvent définies à partir d'une théorie de l'appareil psychique. Ainsi se rangent, d'un côté, les “ théories compréhensives ou explicatives ” (psychodynamiques, sociologiques, cognitivo-comportementales, etc.) et, de l'autre, les positions “ descriptives ”, appelées par certains “ athéoriques ” pour mieux les opposer aux premières. (9) (7)
Toutes ces conceptions ont un élément en commun : elles proposent, comme corollaire, des stratégies d'intervention. En fait, chaque école offre une modélisation sur trois niveaux :
Santé Fonctionnement “ normal ”, physiologique
Maladie Dysfonctionnement “ pathologique ”
Traitement Thérapeutique

Ces écoles vont évidemment étudier tous les domaines de la maladie mentale, mais les difficultés pour délimiter les contours du
pathologique ne vont pas être les mêmes selon le type de trouble.

Dans les psychoses, on oppose la raison à la perte de la raison. On est dans l'archétype même de maladie mentale, celui du déficit, de la
perte d'une fonction. Le psychotique à perdu autant le contrôle de sa vie psychique que la conscience de son trouble.


Dans le champ de la dépression, le problème est tout autre puisque certaines des émotions éprouvées par le malade font partie de la large palette d'affects physiologiques vécus par un sujet non déprimé. Il s'agira donc de faire la différence entre la souffrance morale normale et la souffrance morale pathologique. La définition de l'objet d'étude “ dépression ” implique donc un préalable : la définition de l'humeur.

Jean Delay ne s'y est pas trompé lorsque, en 1946, dans Les dérèglements de l'humeur (2), il évoquait, en exergue, cette difficulté :

“ C'est une notion facile à entendre mais difficile à définir que celle de l'humeur (...) L'humeur est cette disposition
affective fondamentale, riche de toutes les instances émotionnelles et instinctives, qui donne à chacun de nos états
d'âme une tonalité agréable ou désagréable, oscillant entre les deux pôles extrêmes du plaisir et de la douleur. La
base de la vie affective est faite d'une échelle d'humeurs comme la base de la vie représentative d'une échelle de
conscience. ”


Cette définition pose le problème du continuum entre l'humeur normale et l'humeur pathologique, entre la tristesse et la dépression.
Est-ce une question de “ quantité ” de souffrance ou bien une question de “ qualité ” ?

Le modèle classique de la mélancolie, qui trouve son équivalent actuel dans la dépression majeure ou caractérisée, propose un premier niveau de réponse : dans le cas de la dépression, il s'agit d'une tristesse qui n'est pas seulement particulièrement intense mais aussi d'un type particulier, la douleur morale. De plus, le tableau clinique de la dépression ne saurait se résumer à cette tristesse, car il existe d'autres symptômes : ralentissement, troubles somatiques, troubles du sommeil, anorexie...

Mais cette modélisation purement descriptive, où l'on se contente de circonscrire les limites du pathologique tout en répertoriant ses différentes manifestations, amène naturellement un deuxième niveau de questionnement. Effectivement, dès que l'on se demande si c'est l'humeur dépressive qui provoque les autres symptômes, on bascule dans les hypothèses ou théories explicatives. En effet, on peut considérer que l'humeur dépressive constitue un “ symptôme primaire ”, duquel découlent les autres, qui sont alors des “ symptômes secondaires ”. L'affect dépressif, à l'instar de la dissociation bleuleriène (spaltung) dans la schizophrénie, serait le processus primaire à l'origine de “ symptômes fondamentaux ”, qui entraîneraient à leur tour une série de “ symptômes secondaires ”.
Selon cette conception “ jacksonienne ” des troubles thymiques, l'humeur dépressive prend une valeur paradigmatique et apparaît donc comme le processus unitaire commun à toutes les formes cliniques de la dépression. Ce type de raisonnement est commun aux différentes théories compréhensives. Ce qui diffère, c'est l'identification du processus primaire.


Depuis quelques années, la description de la sémiologie de la dépression s'est détournée progressivement de son axe central :
l'humeur. Ainsi, par exemple, l'école de La Salpétrière considère le ralentissement comme le syndrome essentiel à l'origine de
l'ensemble de la pathologie dépressive. (5) (12) Dans le cas de la dépression masquée, l'éloignement de l'axe “ douleur morale ” est
encore plus prononcé. Nous sommes devant un tableau clinique où les troubles thymiques sont soit absents, soit au deuxième plan,
“ masqués ” par des symptômes somatiques divers. Au point que, lorsque P. Kielholz a décrit cette nouvelle entité nosologique en 1973
(6), elle a été qualifiée par certains journalistes de “ dépression sans tristesse ”.

Ainsi, à l'heure actuelle, à côté du modèle de la “ dépression majeure ”, où les symptômes son apparents et intenses, on trouve :

Des formes cliniques où la symptomatologie thymique n'est pas apparente, car elle est camouflée par des plaintes
somatiques. C'est le modèle de la “ dépression masquée ”, et, par extension conceptuelle, celui des équivalents dépressifs comportementaux.
Les formes où la symptomatologie est apparente mais moins intense. C'est le modèle de la “ dysthymie ” et du large éventail
des dépressions subsyndromiques ou monosymptomatiques.

Devant cet élargissement considérable du champ du pathologique dans les troubles de l'humeur, on est en droit de se demander quelles
sont les modalités de construction du diagnostic de dépression.
Les médecins généralistes utilisent-ils les mêmes modèles conceptuels que les psychiatres ?

Une des caractéristiques actuelles de la sémiologie psychiatrique est justement le manque de repères stables qui permettent de
proposer des modèles catégoriels facilement repérables et partageables par l'ensemble des acteurs de la filière de soins.
Un exemple relativement récent montre à quel point le consensus est encore loin d'être acquis au sein de la communauté psychiatrique.
En 1994, la WPA (World Psychiatric Association) a mis en place un programme d'éducation sur la dysthymie : “ Découlant de
l'observation d'une forte prévalence et d'une incidence sociale élevée de la dysthymie, ce programme est destiné à
informer et à améliorer la connaissance, le diagnostic et le traitement de cette importante affection. ”
Le comité de pilotage a alors élaboré différentes questions clés qui sous-tendent ce programme. En voici les trois premières :
La dysthymie existe-t-elle ?
Si oui, comment la diagnostiquer ?
Est-elle un trouble de l'humeur ou un trouble de la personnalité ?

Lorsque la WPA, l’organisme qui a fait entrer la dysthymie dans le DSM-III, en vient à douter de son existence même, on comprend mieux
le désarroi de certains cliniciens de base...
Il en résulte un manque de repères, et une impression de flou autour des tableaux cliniques. Cela peut engendrer un sentiment de “ tout
est dans tout ” chez certains praticiens, qui réagissent en radicalisant, voire en simplifiant (réduisant) leur éventail diagnostique.

Devant cette situation, il n'est pas étonnant que certains soient tentés par le “ test diagnostique ” qui utiliserait les antidépresseurs
comme outil diagnostique, en vertu d'un postulat selon lequel le substratum organique (dérèglement biochimique) serait le même dans
toutes les formes de dépression. Ne changerait que son expression symptomatique. La valeur discriminante de ces psychotropes
permettrait d'effectuer une sorte de dissection chimique entre le normal et le pathologique. La dépression serait alors définie par “ ce qui
réagit aux antidépresseurs ”.

Raccourci conceptuel particulièrement dangereux puisque de plus en plus d'études (3) (4) semblent montrer que certaines molécules
auraient un effet stimulant indépendant de leur action sur l'humeur dépressive et qu'elles pourraient également modifier des traits de
personnalité.

Ainsi, le vrai problème ne se situerait pas au niveau d'une prétendue “ inflation diagnostique ”. Il ne s'agirait pas d'un abus diagnostique
autour de la dépression, mais d'une inadéquation diagnostique.

L’une des causes de cette inadéquation diagnostique pourrait être le changement du modèle prédominant. Il ne faut pas oublier que le
concept de dépression majeure ou caractérisée est une adaptation, prétendument athéorique, du concept de dépression endogène. Ce
modèle (trop contraignant ?) a laissé la place à celui de dépression réactionnelle, beaucoup plus cohérent dans une ambiance où la
pression sociale, la précarité et d’autres difficultés existentielles font qu'il semble “ logique ” que certains individus soient déprimés. Cette
logique fait partie du savoir des “ experts profanes ” et des “ théories privées du patient ” ; elle envahit les cabinets de consultation. Tout se
passe comme si “ le patient allait chercher chez le médecin une prescription qui valide une manière de comprendre sa souffrance, au
travers d'une théorie accessible à tous ”. (11)


Cette hégémonie de la dépression réactionnelle a modélisé à son tour l'étiopathogénie, établissant un lien de causalité directe entre
l'“ événement vital ” et le trouble de l'humeur. Encore une logique réductrice, selon laquelle un individu soumis à un certain type de stress
psychosocial “ ne peut qu'être ” déprimé. Ces configurations psychopathologiques du relationnel se font au détriment de la prise en
compte des facteurs de vulnérabilité individuelle autant que des facteurs de “ protection ”.
Les programmes de prévention devraient être centrés davantage sur l'étude de ces paramètres et non pas seulement sur la dépression
elle-même.

Finalement, on est en droit de se demander si, en matière de soins et de prévention des états dépressifs, nos actions correspondent aux
attentes de la population.
Lorsqu'une personne fait part de sa souffrance morale à un des acteurs de la filière de soins, l’objectif n'est pas de ne pas prendre
forcément sa détresse existentielle pour une dépression, mais de trouver une réponse adéquate à chaque cas de figure.
Comme le rappelait Pierre Pichot (8) dans l'ouverture d'un symposium sur la révision des concepts des états dépressifs : “ Dans le
domaine de la dépression, nous nous trouvons aujourd'hui à la croisée des chemins : il était peut-être nécessaire de
détruire, mais il est indispensable de reconstruire. ”


Dernière mise à jour : jeudi 22 mars 2001 18:10:18
Dr Jean-Michel Thurin