HACHMI Zouhaïr
INTRODUCTION
Le tabagisme est une toxicomanie
La dépendance pharmacologique
Les facteurs psychosociaux
Les facteurs individuels et psychologiques
Références
Il est connu depuis plus de vingt ans, et notamment depuis le rapport établi en 1977, par le Collège Royal des médecins d'Angleterre (1), qu'un fumeur sur trois mourra des effets directs ou indirects de la cigarette. Une cigarette fumée raccourcit la vie du fumeur de cinq minutes et demie alors que les personnes âgées de 35 ans et plus et, qui fument au moins 25 cigarettes par jour, ont une chance sur cinq de mourir avant 65 ans.
A y regarder de près, il devient légitime de se poser la question de savoir pourquoi, en dépit des risques aujourd'hui parfaitement connus par la majorité des fumeurs, un grand nombre parmi eux continue-t-il à fumer ?
Il y a évidemment des réponses simples et immédiates qui viennent à l'esprit de tout un chacun et qui s'imposent à cause de leur évident bon sens. Le plaisir de fumer est plus important que la peur de mourir jeune, dans de mauvaises conditions respiratoires, parfois même dans la douleur et la souffrance.
Il s'agit là de l'explication apportée par l'omnipotence du plaisir immédiat par rapport au risque différé.
En réalité, l'explication de l'appétence tabagique est beaucoup plus complexe et en tout cas nuancée par les facteurs psycho-pharmacologiques induits par la nicotine, les facteurs psychologiques conscients et inconscients du fumeur et des facteurs sociologiques, qui déterminent tous, l'environnement bio-psycho-sociologique propice au développement de la dépendance à la cigarette.
Ainsi, le tabagisme, déterminé par des facteurs sociologiques, psychologiques et biologiques répond, en tout point, au modèle et aux critères diagnostiques de n'importe quelle autre forme de toxicomanie.
L'addiction tabagique a été ainsi introduite dans toutes les classifications des maladies mentales et notamment dans la Classification Internationale des Maladies, dans sa dixième révision, dans le chapitre (F) du groupe des Troubles Mentaux et Troubles du Comportement (2) sous la dénomination de Troubles mentaux et troubles du comportement liés à l'utilisation du tabac.
Le tabac entraîne un syndrome de dépendance c'est à dire un ensemble de phénomènes comportementaux, cognitifs et physiologiques, dans lesquels l'utilisation du tabac entraîne non seulement un désinvestissement progressif des autres activités (notamment de plaisir) mais et surtout un désir souvent puissant, parfois compulsif et obsédant de fumer avec augmentation du temps passé à acheter ses cigarettes voire à les stocker et à les consommer.
Le fumeur éprouvera par ailleurs, de plus en plus de difficultés pour contrôler l'utilisation de la cigarette, c'est à dire qu'il sera incapable par exemple de réduire ou d'arrêter sa consommation. Au contraire, pour obtenir les mêmes effets il sera de plus en plus contraint d'augmenter le nombre de cigarettes malgré la survenue de conséquences manifestement nocives pour sa santé.
Quand, malgré tout, il tentera d'arrêter cette consommation, il éprouvera un syndrome de sevrage dominé essentiellement par des symptômes psychiques anxieux et/ou dépressifs. Le sujet signale souvent un soulagement de ces symptômes de sevrage quand il reprend à fumer.
La plupart des publications internationales avancent qu'environ les deux tiers des fumeurs désirent arrêter de fumer et beaucoup parmi eux ont tenté au moins une fois de le faire. Or un seul fumeur parmi quatre arrivera à cesser de fumer avant l'âge de soixante ans. Pourquoi donc le tabac est-il aussi toxicomanogène ?
La cigarette des temps modernes est un moyen très efficace pour charger le cerveau en nicotine. En inhalant la fumée, le fumeur met la nicotine à la disposition du cerveau plus rapidement que ne l'aurait fait une injection intraveineuse d'héroïne qui elle, perdra plus de temps pour permettre le passage hémato-encéphalique. Le "flush" de l'héroïne est ainsi différé par rapport à celui de la nicotine. La nicotine ne met que sept secondes pour passer des poumons au cerveau alors que le passage par la voie intraveineuse de l'héroïne met le double du temps, c'est à dire 14 secondes.
Plus encore, le fumeur obtient un "shot" après chaque inhalation et avec une seule cigarette il peut obtenir jusqu'à 10 "shot". En supposant qu'un fumeur consomme un paquet de cigarettes par jour, en une année il obtiendra l'équivalent de 70.000 injections intraveineuses de nicotine destinées au cerveau. Ceci, bien sûr sans tenir compte des autres facteurs du conditionnement en rapport avec le goût et l'arome des cigarettes de plus en plus soigné par les producteurs, sans tenir compte également du conditionnement social (avec en particulier l'augmentation des prix des cigarettes) et sans tenir compte du conditionnement par le rituel sensori-moteur allant du geste de chercher fiévreusement le paquet dans ses poches jusqu'à prendre la cigarette allumée, érotiquement, dans les lèvres.
Les effets toxicomanogènes de la nicotine sont inhérents à ses effets périphériques et surtout à ses effets centraux. C'est un produit à la fois stimulant et sédatif, c'est à dire doué d'activités psychostimulante, anorexigène et anxiolytique. Il est possible que la dépendance à la nicotine soit alors déterminée par ses influences directes ou indirectes surtout sur le fonctionnement du système hypothalamique et limbique à travers la libération des catécholamines.
Par ailleurs, l'effet recherché diffère d'un fumeur à un autre.
Les fumeurs de type I sont ceux qui n'inhalent pas la fumée alors qu'ils peuvent consommer jusqu'à quarante cigarettes par jour. Dans ce groupe, l'absorption de la nicotine est très modérée et la multiplication du nombre des cigarettes leur permet de maintenir un taux bas, mais suffisant de nicotine dans le sang. Ce sont des personnes qui tolèrent bien le sevrage diurne du mois de ramadan alors que la prise de la première cigarette, lors de la rupture du jeûne, surtout quand elle est inhalée, s'accompagne parfois d'effets périphériques désagréables à type de tachycardie, d'élévation de la tension artérielle, de céphalées si non parfois de malaises.
Les fumeurs de type II sont des fumeurs qui consomment, en moyenne, une cigarette par heure ou parfois moins, mais qui cherchent à obtenir des pics de nicotine. Ce sont des fumeurs qui apprécient plutôt les effets des "shot" et le plaisir qui s'en suit.
Les fumeurs de type III fument en moyenne plus d'une cigarette toutes les trente minutes et ce pour maintenir des taux de nicotines élevés dans le sang. Quand ils inhalent la fumée, ils n'obtiennent que des pics relativement moins élevés par rapport au taux basal de la nicotine. Ce sont les fumeurs les plus sensibles aux symptômes du sevrage et donc les plus dépendants de la nicotine. Ce sont aussi les personnes qui tirent le moins de plaisir de fumer (3).
La dépendance à la nicotine est également subordonnée aux facteurs sociologiques qui viennent soit renforcer le comportement toxicomaniaque soit, au contraire, l'inhiber.
Les facteurs sociaux qui favorisent le déclenchement et le maintient de la consommation dans notre pays sont :
Les facteurs psychosociaux inhibiteurs sont dominés
La nicotine, rappelons le, est un psychotrope doué d'activité psychostimulante sur le plan intellectuel et sédatif sur l'anxiété. En réduisant l'état de tension, il participe à un plaisir de bien être immédiat. Il est, pour certains, le meilleur modèle du plaisir parfait. Il est exquis, ne laisse personne insatisfait et peut être renouvelé à volonté. A une promesse de bonne santé dans un âge tardif et donc aléatoire, il s'inscrit dans "l'ici et le maintenant" de la satisfaction. Les anciens fumeurs, eux, ont préféré quand même les bénéfices à long terme aux plaisirs du "presentisme".
En réalité, les personnes qui n'ont pas pu décrocher, sont des personnes qui sous estiment les dangers réels de la cigarette, certains parmi eux vont jusqu'à dénier les conséquences sur leur santé et s'accrochent désespérément au plaisir partiel de la cigarette fétiche. La cigarette, par ses effets sédatifs favorise l'adoption de cet objet qui rassure si non protège les constitutions anxieuses, phobiques et surtout dépressives. Pour preuve, certains auteurs évoquent l'apparition de dépression de sevrage sous forme de dépression majeure en épisode unique ou récurrent chez 49 % des anciens fumeurs et ce jusqu'à trois mois du sevrage (5). Il existe également, chez bon nombre des sevrés, un déplacement de l'oralité vers les plaisirs de la table, déterminé en partie par la reprise de la stimulation des centres de la faim par arrêt de l'intoxication nicotinique.
Cependant, et contrairement aux autres toxicomanies ou certains traits de personnalités ont été déjà définis, il est difficile de cerner l'ensemble des caractéristiques de la personnalité du fumeur et encore moins de la définir en tant qu'entité indépendante des autres structures de la personnalité. Néanmoins, il est intéressant de provoquer la recherche clinique dans ce sens, surtout pour caractériser ceux qui persévèrent à fumer de manière suicidaire évidente et sont incapables de s'arrêter de se tuer. Ces patients sont surtout connus par les pneumologues qui auscultent dans les râles sibilants des poumons bronchitiques chroniques, le murmure encore vivace des fumées de nicotine inondant les dernières alvéoles de la vie.
L'idée serait de savoir en quoi ce comportement suicidaire de ces fumeurs invétérés ressemble aux classiques conduites à risque qui se développe dans notre modernité comme un ingrédient nécessaire à notre vie de plus en plus fade.
1 Royal College of Physicians. Smoking or Heath, report, 1977.
2 Organisation Mondiale de la Santé. Classification Internationale des Maladies. Dixième révision. Chapitre V(F) : Troubles Mentaux et Troubles du Comportement. Descriptions Cliniques et Directives pour le diagnostic. Traduction de l'anglais coordonnée par C. B. PULL. Masson, Genève,1993.
3. RUSSEL M.A.H Nicotine intake and its regulation. Journal of Psychosamtic Research. Vol 24, pp 253-264, 1980.
4. MURRAY M. CRACKNELL A. Adolescents' views on smoking. Journal of Psychosmatic Research. Vol 24, pp 243-251. 1980
5. DAVID G. DAVID. Depression and Smoking Cessation. Medscape Mental Health 2(6),1997.