JOURNAL TUNISIEN DE PSYCHIATRIE Janvier 1998 Volume 1, Numéro 1 |
LES REPERCUSSIONS DES TROUBLES MENTAUX
SUR LA VIE PROFESSIONNELLE
DANS UNE ENTREPRISE PUBLIQUE.
Sokolova E (
*), Hachmi Z (**), Kéchrid M.R (*).
RESUME
Ce travail, mené dans une entreprise publique employant près de 4500 personnes, avait pour but de déterminer, d'une part, la prévalence des troubles mentaux ayant nécessité des arrêts de travail et/ou des reclassements professionnels et/ou des mises en invalidité et, d'étudier, d'autre part, les répercussions de ces troubles sur la vie professionnelle de ces patients.
Il s'agit d'une étude rétrospective, ayant intéressé les patients qui ont fait l'objet d'un avis du conseil médical de l'entreprise entre les années 1992 et 1996. Les tableaux cliniques, classés selon les critères diagnostiques du DSMIII,R, ont étés regroupés ensuite en quatre entités cliniques : les troubles anxieux, les troubles dépressifs (en dehors des troubles bipolaires), les troubles délirants (schizophréniques et non schizophréniques) et les troubles bipolaires.
La prévalence, sur cinq ans, des troubles mentaux ayant entraîné des répercussions professionnelles était de 1,2 %. Les troubles dépressifs étaient les plus fréquents des troubles observés (56,6%) et concernaient les cadres supérieurs et les cadres moyens. Ces patients ont surtout bénéficié d'arrêts de travail prolongés (70,3% des congés de longue durée). Les anxieux, recrutés plus jeunes que les autres groupes de patients, ont bénéficié surtout de reclassements professionnels ou d'aménagements de poste du travail. Les troubles délirants et bipolaires se sont installés, plus précocement que les autres troubles mentaux, en moyenne après 5 à 7 ans de travail. Ces patients appartenaient plus souvent à la catégorie des ouvriers et ont bénéficié, dans la moitié des cas, d'une mise en invalidité.
1. INTRODUCTION
Les différents troubles mentaux observés en milieu professionnel ont des implications négatives sur le rendement des entreprises. Pour certains, ces troubles augmenteraient sensiblement le taux de l'absentéisme, de l'inadaptation à certaines tâches et obligent, parfois, à admettre précocement de jeunes malades dans le cadre de l'invalidité. Il importe donc de connaître la prévalence de ces troubles dans la population active, et d'en estimer l'impact réel sur la vie professionnelle des individus et des collectivités.
C'est dans ce contexte que s'inscrit le présent travail. En effet, cette étude, conduite dans une entreprise employant près de 4500 personnes, avait pour but de déterminer, d'une part, la prévalence des troubles mentaux ayant nécessité des arrêts de travail et/ou des reclassements professionnels et/ou des mises en invalidité et, d'étudier, d'autre part, les répercussions de ces troubles sur la vie professionnelle.
2. METHODOLOGIE
Il s'agit d'un travail rétrospectif ayant intéressé les patients qui ont fait l'objet d'un avis du conseil médical de l'entreprise durant les cinq années comprises entre 1992 et 1996.
Les tableaux cliniques, classés selon les critères diagnostiques du DSMIII R, ont étés regroupés ensuite en quatre entités cliniques principales :
- les troubles anxieux,
- les troubles dépressifs (en dehors des troubles bipolaires),
- les troubles délirants (schizophréniques et non schizophréniques)
- et les troubles bipolaires.
Les paramètres étudiés ont concerné les données socio-familiales, professionnelles, cliniques et l'impact de la maladie sur l'adaptation en milieu professionnel.
L'ensemble des données a été saisi et analysé sur le logiciel Epi-6.
3. RESULTATS
3.1 Données socio-démographiques
L'échantillon comprenait 57 personnes. La prévalence des troubles mentaux dans cette population durant les cinq années était de 12,7 % avec une prévalence annuelle moyenne de 2,5 %.
Ce groupe était composé de 21 hommes (37%) et de 36 femmes (63%). Le sex ratio (H/F) était de 0,58 / 1. [figure 1 ]
L'âge était compris entre 27 et 59 ans, avec un âge moyen égal à 41,5 ans.
Trente sept patients (65%) étaient mariés et 20 (35%) étaient célibataires. Le nombre moyen d'enfants pour les personnes mariées était égal à 2,4 enfants.
3.2 Données professionnelles
Deux personnes (4%) appartenaient à la catégorie des cadres supérieurs, cinq (9%) étaient des techniciens supérieurs, 31 (54%) étaient des cadres moyens et 19 (33%) étaient des ouvriers.
De part leurs fonctions, 47 sujets (83%) avaient un contact direct avec le public.
L'ensemble de ce personnel a été recruté entre 1965 et 1990. Ces personnes étaient alors âgées entre 18 et 37 ans. L'âge moyen lors du recrutement était égal à 24,6 ans.
L'ancienneté dans la profession, au moment de la déclaration de la maladie, était comprise entre 7 et 32 ans et, l'ancienneté moyenne pour l'ensemble du groupe, était égale à 16,8 ans.
3.3 Données cliniques
Les troubles dépressifs ont concerné 31 patients (54%), les troubles anxieux neuf patients (16%), les troubles délirants neuf patients (16%) et les troubles bipolaires huit malades (14%). [Figure 2 ].
Le groupe des troubles anxieux comprenait
- deux cas d'anxiété généralisée,
- un cas de phobie spécifique
- et le reste présentait des troubles de l'adaptation avec anxiété.
Dans le groupe des dépressions :
- un patient présentait un trouble dépressif non spécifié
- et le reste des malades présentait des troubles de l'adaptation avec humeur dépressive.
Le groupe des troubles délirants comprenait
- un cas de trouble psychotique non spécifié,
- quatre schizophrènes
- et quatre délirants paranoïaques.
3.4 Histoire professionnelle et histoire de la maladie
3.4.1 L'âge lors du recrutement
Les personnes ayant présenté des troubles anxieux ont accédé au travail à un âge plus jeune par rapport aux autres groupes. En effet, l'âge d'accès au travail était compris entre 22 et 23 ans pour les anxieux, alors que cet âge était compris entre 25 et 26 ans pour les autres pathologies (p = 0,03). La différence était significative.
3.4.2 Le nombre d'années de service
Le nombre d'années de service au moment de la déclaration de la maladie était compris entre deux et 28 ans pour 51 patients (89%), quatre patients ont étés recrutés l'année même du début de la maladie et pour deux patients, la maladie a débuté quatre et huit ans avant le recrutement.
Les troubles psychotiques se sont installés, en moyenne, après 5 à 7 ans de travail alors que les troubles anxieux ou dépressifs sont apparus, en moyenne, après 10 à 11 ans d'exercice professionnel. Ces différences étaient significatives (p=0,07).
3.4.3 Le statut professionnel
Les états dépressifs étaient proportionnellement plus fréquents chez les cadres supérieurs et les cadres moyens par rapport autres catégories professionnelles. (p = 0,04). [ Figure 3 ].
catégorie professionnelle |
A |
A (%) |
B |
B (%) |
C |
C (%) |
D |
D (%) |
anxiété |
0 |
0% |
2 |
40 % |
5 |
16,13 % |
2 |
10,53 % |
délire |
0 |
0 % |
1 |
20 % |
3 |
9,68 % |
5 |
6,32 % |
dépression |
2 |
100% |
1 |
20 % |
22 |
70,97 % |
6 |
31,58 % |
bipolaires |
0 |
0 % |
1 |
20 % |
1 |
3,23 % |
6 |
31,58 % |
3.4.4 Le contact avec le public
Les sujets ayant un contact avec le public appartenaient plus fréquemment au groupe des déprimés, alors que les sujets n'ayant pas de contact avec le public présentaient plus fréquemment des troubles délirants. Ces différences étaient statistiquement significatives (p = 0,05). [Figure 4 ].
Contact avec le public |
Non |
% |
Oui |
% |
ANXIETE |
2 |
20% |
7 |
14,89% |
DELIRE |
4 |
40% |
5 |
10,64% |
DEPRESSION |
2 |
20% |
29 |
61,7% |
BIPOLAIRES |
2 |
20% |
6 |
12,77% |
Total |
10 |
|
47 |
|
3.5 Les répercussions professionnelles de la maladie
Les répercussions de ces pathologies ont été assez importantes sur le plan professionnel, et ce pour au moins 40 patients (70%).
Trente-six patients ont bénéficié de congés ordinaires (63%), 27 ont été mis en congés de longue durée (47%), 18 ont bénéficié d'un reclassement professionnel (32%), et neuf ont été admis dans le cadre de l'invalidité (16%). [Figure 5 ].
3.5.1 Les congés ordinaires
Le groupe des patients ayant bénéficié d'arrêts de travail de courtes durées était composé de
- sept patients ayant présenté des troubles délirants parmi les neuf (78%),
- six patients parmi les huit ayant présenté des troubles bipolaires, (75%)
- 18 patients parmi les 31 ayant présenté des troubles dépressifs (58%)
- et cinq patients parmi les neuf ayant présenté des troubles anxieux (55%).
Mais la différence entre les groupes n'est pas significative (p = 0,2). [Figure 6].
Arrêts de travail de courte durée |
Non |
% |
Oui |
% |
ANXIETE |
4 |
19,05 |
5 |
13,89 |
DELIRE |
2 |
9,52 |
7 |
19,44 |
DEPRESSION |
13 |
61,9 |
18 |
50 |
BIPOLAIRES |
2 |
9,52 |
6 |
16,67 |
Total |
21 |
|
36 |
|
3.5.2 Changement de poste de travail
Dix-huit patients ont bénéficié d'un aménagement du poste de travail ou d'un changement de ce poste.
Ce changement a intéressé
- 89 % des anxieux (8 cas),
- 33 % du groupe des délirants (3 cas),
- 19 % des déprimés (6 cas)
- et 12% du groupe des bipolaires (1 cas).
L'aménagement du poste de travail a concerné ainsi, en premier lieu, les anxieux et la différence avec les autres groupes était très significative (p = 0,0006). [Figure 7 ].
Non |
% |
Oui |
% |
|
ANXIETE |
1 |
2,56 % |
8 |
44,44 % |
DELIRE |
6 |
15,38 % |
3 |
16,67 % |
DEPRESSION |
25 |
64,1 % |
6 |
33,33 % |
BIPOLAIRES |
7 |
17,95 % |
1 |
5,56 % |
Total |
39 |
|
18 |
|
3.5.3 Les congés de longue durée
Vingt sept patients (47%) ont bénéficié d'un congé de maladie de longue durée parmi lesquels 19 ont présenté des troubles dépressifs, six ont présenté des troubles délirants et deux ont présenté des troubles bipolaires. Aucun patient du groupe des anxieux n'a bénéficié d'un congé de maladie de longue durée.
Ce sont les patients qui ont présenté des troubles dépressifs qui ont le plus bénéficié des arrêts de travail de longue durée et ce de manière significative (p = 0,003). [Figure 8].
Non |
% |
Oui |
% |
|
ANXIETE |
9 |
30 |
0 |
0 |
DELIRE |
3 |
10 |
6 |
22,22 |
DEPRESSION |
12 |
40 |
19 |
70,37 |
BIPOLAIRES |
6 |
20 |
2 |
7,41 |
Total |
30 |
|
27 |
|
3.5.4 Mise en invalidité
Neuf patients parmi les 57 présentant des troubles mentaux (16%) ont été admis dans le cadre de l'invalidité (catégorie 2 ou 3) : quatre présentaient des états dépressifs chroniques et invalidants, trois présentaient des états délirants et deux présentaient des troubles bipolaires.
Bien que l'admission des troubles délirants et bipolaires dans le cadre de l'invalidité semblaient être plus fréquente par rapport aux autres troubles, l'analyse n'avait pas permis de mettre en évidence une différence statistiquement significative. [ Figure 9 ].
Non |
% |
Oui |
% |
Valeur de P |
|
ANXIETE |
9 |
18,75 |
0 |
0 |
0,3 |
DELIRE |
6 |
12,5 |
3 |
33,33 |
0,1 |
DEPRESSION |
27 |
56,25 |
4 |
44,44 |
0,7 |
BIPOLAIRES |
6 |
12,5 |
2 |
22,22 |
0,5 |
Total |
48 |
|
9 |
|
|
Au total
, La prévalence, sur cinq ans, des troubles mentaux ayant entraîné des répercussions professionnelles était de 1,2 %. Les troubles dépressifs étaient les plus fréquents des troubles observés (57%) et concernaient les cadres supérieurs et les cadres moyens. Ces patients ont surtout bénéficié d'arrêts de travail prolongés (70% des congés de longue durée). Les anxieux, recrutés plus jeunes que les autres groupes de patients, ont bénéficié surtout de reclassements professionnels ou d'aménagements de poste du travail. Les troubles délirants et bipolaires se sont installés, plus précocement que les autres troubles mentaux, en moyenne après 5 à 7 ans de travail. Ces patients appartenaient plus souvent à la catégorie des ouvriers et ont bénéficié, dans la moitié des cas, d'une mise en invalidité.4. COMMENTAIRES
La prévalence annuelle des troubles mentaux estimée à 2,5 % était très faible et, même s'il est connu que les conditions de recrutement dans cette entreprise étaient assez sévères, ce fait ne peut, à lui seul, expliquer ce faible taux de morbidité psychiatrique.
Ce taux est même en contradiction avec les résultats épidémiologiques signalés dans la population générale en Tunisie. En effet, et en ne tenant compte que de la dépression majeure, la prévalence annuelle des troubles a été estimée à 2,8 % par HACHMI et ses collaborateurs en 1995.
On serait tenté en outre, de croire que cette faible prévalence des troubles observés serait liée à la méconnaissance habituelle de la pathologie mentale, tant en milieu familial et professionnel, qu'en milieu médical. Dans le travail précédemment cité de HACHMI, plus des deux tiers des personnes déprimées ne sont pas détectées, y compris dans les consultations médicales de première ligne. Mais cette hypothèse ne saurait être soutenue lorsqu'on sait que l'entreprise où a été mené ce travail, est relativement bien structurée. Les rôles et les tâches des travailleurs sont définis de manière à permettre la détection, à temps, des défaillances plus ou moins importantes. Ainsi, une personne déprimée ne saurait échapper longtemps à ce filtre en "luttant" plus ou moins bien pour "masquer" sa dépression.
L'explication pourrait aussi résider dans le fait qu'un certain nombre de patients, suivis en psychiatrie, obtenaient des arrêts de travail en médecine générale. Ceci leur permettrait, d'une part, de protéger le secret de l'affection vis-à-vis de l'employeur et, d'autre part, de ne pas être confrontés à toutes les vicissitudes des images vivaces, de honte et de discrédit, qui entourent encore les affections mentales dans le contexte culturel tunisien.
Par ailleurs, la grande fréquence des troubles psychopathologiques dans la population féminine par rapport à la population masculine de cette entreprise, même relativisée par rapport au sex-ratio de tous les travailleurs, reste importante. La fréquence des troubles anxio-dépressifs chez la femme active a été signalée, à maintes reprises, dans d'autres travaux tunisiens et en particulier ceux de FARJALLAH. La femme active trouve en effet d'importantes difficultés à concilier entre son rôle d'épouse et de mère d'une part, et sa vie professionnelle d'autre part. Elle est sujette également, plus que tout autre membre de la société, aux contradictions de deux modèles culturels différents, projetés de manière inconciliable, l'un de rapportant à l'image de la femme orientale et l'autre, à l'image de la femme occidentalisée.
Cette situation devient d'autant plus insoutenable que ces femmes étaient appelées, dans une société encore largement masculine, à jouer le rôle de "helping work" et en contact direct avec le public.
On constate, par ailleurs, que les troubles mentaux sont relativement rares chez les cadres supérieurs.
En effet, les seules manifestations observées chez eux concernaient des états dépressifs, la plupart du temps réactionnels, alors que les troubles psychotiques intéressaient, en premier lieu, les ouvriers et les petits métiers. Evidemment et de l'avis de la plupart des psychiatres épidémiologues, la psychose, une fois installée, entraîne une désocialisation plus ou moins rapide qui s'accompagne de pertes importantes sur le plan social.
On serait ainsi tenté de penser, à tort, que les cadres sont protégés vis-à-vis des décompensations psychopathologiques graves. En réalité, de nombreux comportements et traits caractériels, relèveraient, pour peu qu'on s'y attarde, de l'anxiété, de la dépression, et de personnalités pathologiques. Ainsi, tout se passe comme si les troubles psychopathologiques chez les cadres étaient déniés par l'ensemble du personnel, tout comme un moyen de défense du groupe, destiné à le protéger contre son inconcevable dissolution au cas où, la haute hiérarchie elle-même, serait concernée par la souffrance humaine.
Quoi qu'il en soit, les répercussions professionnelles de la maladie mentale restent importantes. Elles vont des arrêts de travail de courtes durées jusqu'aux mises en invalidité, en passant par les congés de maladie de longue durée et aux différentes tentatives, plus ou moins heureuses, de reclassements professionnels. Cependant, le pronostic de ces affections doit être nuancé. Ainsi, les troubles anxieux restent de meilleur pronostic face aux troubles dépressifs et surtout psychotiques, grands pourvoyeurs d'invalidité. Reste, qu'en dernière analyse, l'invalidité qui résulte de ces affections ne peut se situer qu'en aval de ce qu'il aurait été souhaitable de faire, notamment au niveau d'une écoute essentiellement préventive.