Editorial,
Pr Georges Lantéri-Laura

Nous nous proposons de rappeler d'abord quelques indications sur les domaines dont on continue d'estimer qu'ils relèvent en psychiatrie de l'appellation de phénoménologie.

Ce vocable de phénoménologie désigne en psychiatrie à la fois une attitude, la référence à une certaine philosophie et une position épistémologique.

Le mot lui-même aurait été forgé en allemand vers 1764, par J.H.Lambert, disciple de Chr.Wolff, avec le sens de Lehre von dem Schein, doctrine de l'apparence. Il a été repris plus tard par Kant, puis par Hegel, et à l'époque contemporaine par Husserl, et, à sa manière, par Heidegger. En psychiatrie, il semble que K.Jaspers ait été l'un des premiers à l'avoir employé de façon régulière et précise. A partir de ces quelques indications, nous allons distinguer quatre usages de ce terme, dont nous pouvons dire qu'ils coexistent toujours à la fin du XX° siècle.

Un premier emploi se montre dans l'oeuvre psychiatrique de K.Jaspers, avec le sens de description fidèle du versant subjectif de la pathologie mentale, de son expérience vécue, tenu pour aussi important et aussi précis que son côté objectif. Pareille acception, même si elle ne semble pas présupposer une philosophie très élaborée, ne doit cependant pas se trouver négligée, au moins pour trois raisons. D'une part, elle se poursuit dans une lignée où, après K.Jaspers, figurent d'abord son élève K.Schneider, puis l'un des disciples de ce dernier, Gerd Huber. D'autre part, elle se trouve adoptée par la psychiatrie moderne et contemporaine, non seulement dans la tradition germanique, mais encore dans les travaux anglais et américains. D'autre part enfin, c'est de la notion de symptôme de premier rang, créé dans cette tradition par K.Schneider, en référence directe à K.Jaspers, que découlent tous les travaux actuels visant à des diagnostics fondés sur des corrélations statistiquement garanties entre des groupes de signes, id est le D.S.M.III., le D.S.M.III-R et le D.S.M.IV. Cette dernière remarque se trouve trop rarement faite et il convient donc d'y preter attention un instant.

Un second usage s'observe dans certains aspects des recherches de V.von Gebsattel sur la mélancolie, de L.Binswanger sur la manie, d'E.Minkowski sur la schizophrénie, et de quelques autres. La psychiatrie, en tant que discipline naturelle, s'y trouve mise entre parenthèses, à l'introspection se substitue l'étude de l'être au-monde, où l'on privilégie les rapports avec le temps et l'espace, et à la clinique, suspecte de tomber dans ce que Husserl critiquait sous le terme de psychologisme, le point de vue psychopathologique. La sémiologie s'en trouve renouvelée : quand aux signes primaires de la schizophrénie, tels que les décrivait Bleuler, E.Minkowski propose de substituer la perte du contact vital avec la réalité, c'est à la fois pour rejeter l'associationnisme de J.S.Mill et pour caractériser cette schizophrénie par un élément unique, qui soit encore un signe et relève déjà du processus. L.Binswanger procède exactement de la même manière quand il repère la fuite des idées qui, elle aussi, est un signe unique de la manie et son essence psychopathologique. Cette façon de considérer la psychiatrie tend ainsi à y dévoiler un domaine dégagé des contingences intra mondaines et d'y retenir un petit nombre de distinctions fondamentales, garanties chacune pour son compte par un élément prévalent, encore sémiologique et déjà psychopathologique. Et c'est en suivant la même inspiration, que H.C.Rümke, mais aussi E.Minkowski, vont proposer la pratique du diagnostic par sentiment.

Jusqu'ici le rapport à la philosophie ne nous a pas semblé prévalent, mais nous devons reconnaitre que dans certains travaux de L.Binswanger et de W.Blankenburg, parmi d'autres, la référence à Heidegger et, plus récemment à Husserl, devient prévalente, de sorte que l'inspiration se fait beaucoup plus précise et que la phénoménologie comme philosophie y constitue une sorte de préalable nécessaire.

Dans une quatrième manière d'envisager ces questions - c'est à peu près la notre - l'attitude phénoménologique revient moins à disqualifier la clinique ordinaire ou à remplacer l'introspection par l'être-au-monde, qu'à essayer de dévoiler les origines des concepts qui fonctionnent effectivement en psychiatrie, d'où l'intéret pour son passé et pour le dévoilement des conditions de la connaissance qui y jouent effectivement.

Ces quelques lignes nous montrent comment la position phénoménologique peut concerner la recherche en psychiatrie, et, sans nous tenir pour exhaustif, nous en indiquerons deux occurrences : d'une part, le renouvellement critique de la sémiologie et de la clinique ; d'autre part, l'élucidation des conditions de possibilité de la psychiatrie comme discipline empirique et intra-mondaine, certes, mais aussi comme connaissance rigoureuse, als strenge Wissenschaft. (G. L-L)

Références :

- Koning, A.J.J. De & Jenner, F.A. eds. Phenomenology and psychiatry London, Academic Press, New York, Grune & Stratton,1982 ;
- Lantéri-Laura,G. Phénoménologie et critique des fondements de la psychiatrie L 'Evolution psychiatrique, 1986, 4, 895-906 ;
- May,R., Angel,E. & Ellenberger,H.F. Existence. A new dimension in psychiatry and psychology New York, Basic Books, 1958.