Problèmes thérapeutique délaissés

Lettre à Mme Bisagni, responsable de la mission d'animation de la Recherche en Thérapeutique INSERM

Madame,

Votre courrier précédent avait bien été diffusé aux membres du Comité d’Interface mais il posait une question complexe au sujet de laquelle il était nécessaire qu’une concertation directe ait lieu.

Celle-ci s’est faite au cours du dernier Comité et je vous en livre les principaux éléments :

1 - Beaucoup de problèmes sont liés au fonctionnement de l’AMM (Autorisation de Mise sur le Marché) des médicaments. Par exemple, l’autorisation d’un antidépresseur se fera à partir d’une comparaison de ses résultats à ceux des médicaments qui existent déjà et qui ont été agréés pour l’indication "dépression majeure". En première analyse, on pourrait concevoir que "qui peut le plus, peut le moins" et que les autres aspects de dépression pourront bénéficier de cette efficacité dans les cas les plus graves. En fait, rien ne dit qu’il s’agisse des mêmes affections et nous sommes donc dans la situation ou les dysthymies qui présentent un tableau moins aigu mais très durable et dont les conséquences en termes de santé individuelle et de santé publique sont très importantes et beaucoup plus répandues, ne font jamais l’objet de recherches par les laboratoires.

On imagine ce que pourrait être une définition des "antibiotiques efficaces" dans des conditions semblables.

2 - Aux raisons précédentes peuvent s’associer des difficultés relatives aux modèles étiologiques, ce qui peut aboutir de façon paradoxale à une absence d’études dans des domaines susceptibles d’intéresser les laboratoires comme l’action des antidépresseurs dans la boulimie compulsive.

Il est souvent difficile, en psychiatrie, de distinguer les causes primaires d’un trouble ou d’une affection, les facteurs qui peuvent intervenir sur le déclenchement et la trajectoire du processus qui va aboutir à un comportement pathologique, et certains effets qui peuvent devenir des causes. Des procédures méthodologiques devraient être développées dans ce sens et largement diffusées, l'approche des études menées par le laboratoires étant généralement conçue de façon assez réductrice.

3 - Un autre problème important est que les essais thérapeutiques sont de façon générale uniquement centrés sur les médicaments, alors que l’acte psychiatrique ne se réduit pas à cette dimension thérapeutique. Nous regrettons vivement qu’il n’ait jamais été possible, malgré différentes tentatives, dont particulièrement celles de Dazord et Gerin (Script INSERM - Lyon) que des recherches dans le domaine des psychothérapies soient véritablement soutenues par l’INSERM.

La psychothérapie est une dimension essentielle de la psychiatrie mais, bien entendu, elle n’entre pas dans les axes de recherche des laboratoires.

4 - Bien que le champ clinique de la psychiatrie se soit déplacé vers l’ambulatoire extra-hospitalier, les essais thérapeutiques restent essentiellement médicamenteux et menés dans des centres hospitaliers (hormis les essais en phase 4), ce qui pose 2 problèmes :

* d’une part, les données sont biaisées du double point de vue du recrutement et de l’environnement qui est évidemment très différent de celui des conditions naturelles de vie. Or, nous ne sommes pas là dans le cadre d’une affection aiguë dont l’essentiel des paramètres vont se concentrer durant la période d’hospitalisation, comme cela pourrait l’être pour un infarctus du myocarde, d’une maladie hématologique ou d’une infection grave ; nous sommes dans le cas d’affections sinon chroniques du moins durables pour lesquelles les conditions d’environnement antérieures et postérieures à l’hospitalisation ne sont pas du tout négligeables et pour lesquelles on ne dispose pratiquement pas d’autres indicateurs que ceux du tableau clinique lui-même.

* d’autre part, nous manquons d’études longitudinales au long cours des affections psychiatriques.

Nous aurions besoin, par exemple, d’études permettant une meilleure connaissance de la schizophrénie du sujet âgé, ou de la schizophrénie en ambulatoire. De même l’évolution longitudinale des dépressions, des troubles graves du caractère et états limites et les corrélations en terme de troubles somatiques associés, d’arrêts de travail, de conséquences au niveau du contexte familial, devraient faire l’objet d’études approfondies.

5 - Un cinquième aspect concerne le dépistage des troubles. Il est assez clairement établi aujourd’hui qu’une affection psychiatrique n’apparaît pas comme "un coup de tonnerre dans un ciel serein". Il existe tout un ensemble de signes et de troubles présents très précocement et qui auront été plus ou moins bien pris en compte et plus ou moins bien traités. Nous ne disposons pas d’études systématiques permettant un suivi à partir déjà des cas dépistés dans les différents lieux que fréquente l’enfant (école, médecin généraliste, centres médico-psychologique), et qui permettrait de connaître les évolutions et trajectoires "spontanées" et en fonction des soins prodigués et de différents facteurs d’environnement.

A ce niveau, on peut remarquer que le fait qu’un individu normal puisse passer par différentes "crises" au cours de son développement peut faire tout à fait sous-estimer l’importance de certains troubles et par là-même de les prendre en compte, voire de les soigner.

Nous avons donc absolument besoin d’études descriptives et évaluatives. Dans la littérature internationale, ces études commencent. Il serait bon que la France soit présente dans ce domaine.

Parmi les recherches qui ont été évoquées, trois particulièrement s’appuient sur des questions très actuelles et pourraient être menées dans ce cadre :

- Quels sont les signes de vulnérabilité de la schizophrénie ? avec un recensement des dépistages précoces éventuels et des traitements entrepris, suivis et de leurs résultats.

- Comparaison de prises en charges thérapeutiques des troubles évocateurs de schizophrénie chez l’adolescent et l’adulte jeune.

- Quelles sont les modalités actuelles de diagnostic et de traitement des dysthymies ? Quelles sont leur conséquences médico économiques et leurs réalités avec la santé physique à court, moyen et long terme ?

Enfin, nous voulons vous signaler que dans la liste des études déjà proposées, qui était jointe à votre courrier, deux thèmes "psychiatriques" n’émanent pas de la psychiatrie et concernent des recherches intéressantes mais sur lesquelles les industriels concentrent déjà tous leur efforts.

Restant à votre disposition,

Je vous prie de croire, Madame, à mes sentiments les meilleurs.

 

 

 

Dr J.M. THURIN

Coordonnateur du C.I. INSERM/Psychiatrie