Le psychiatre a-t-il le droit d'être psychothérapeute?

Professeur Daniel Widlocher

In Editorial de "le journal" Psychiatrie Privée Midi-Pyrénées Bulletin N°6

La question n'est pas aussi absurde qu'elle paraît. De par le monde, des associations se forment qui tendent à faire de la psychothérapie une spécialité à part entière, détachée de la médecine, voire de la psychologie clinique. Nul doute qu'après Bac + 3, une telle formation suscite de nombreuses vocations. Et les pouvoirs publiques risquent fort d'emboîter le pas, considérant que le temps passé à la pratique des psychothérapies par les psychiatres coûte trop cher.

 

Ainsi se refermerait la boucle. Quand la psychologie clinique n'existait pas, de Pinel à Freud et Janet, la psychothérapie était tenue pour une pratique médicale, essentielle à la psychiatrie. L'idée que des non-médecins puissent l'exercer devait susciter de nombreux débats durant la première moitié de ce siècle. Rappelons le plaidoyer de Freud en faveur de la «psychanalyse profane» (« Laien Analyse »), les procès pour exercice illégal de la médecine. Le développement d'une formation psychologique spécialisée dans le domaine devait, de facto, mettre fin au débat, au point que récemment l'importante Association Américaine de Psychanalyse devait perdre le procès qui lui était intenté par des associations de psychologues sur le fait qu'en refusant l'accès de psychologues à la formation de psychanalyste, elle pratiquait une discrimination contraire à la loi ! Après les tentatives faites pour démédicaliser la psychiatrie, devra-t-on maintenant faire face à une « dé-psychiatrisation », voire une « dépsychologisation >> de la psychothérapie ?

 

Les raisons qui conduisent à ce mouvement tiennent à des mobiles scientifiques et économiques. On assiste à une «biologisation » croissante de la psychiatrie. Les jeunes psychiatres, de plus en plus (et de mieux en mieux) formés au maniement des médicaments, et demain à la neuro-génétique et à l'imagerie cérébrale, auront-ils le temps et le goût pour prendre en compte la dimension psychologique des troubles mentaux, et surtout pour l'approche des difficultés affectives et relationnelles sans substrat organique ? Mais l'argument économique a sans doute encore plus de poids. La formation des psychiatres coûte cher, le coût de son activité est élevé; est-il raisonnable qu'il en consacre une part, voire la plus large part, à une pratique « psychologique » qui pourrait être assumée à moindre frais par des praticiens exclusivement formés à ces techniques ? A Bac + 10 la psychiatrie biologique, à Bac + 3 la psychothérapie!

 

Il n'est pas nécessaire de souligner les raisons que nous avons de protester avec vigueur contre une telle orientation.

Elle constituerait une erreur scientifique et une dérive thérapeutique:

  • erreur scientifique dans la mesure où elle implique une dichotomie inadmissible entre mécanismes neurobiologiques et processus psychologiques, une confusion entre les mécanismes neuronaux de production et les programmes d'exécution,

 

  • mais surtout dérive thérapeutique car c'est méconnaître que toute prescription de médicament doit s'accompagner d'une forme d'aide psychothérapique et qu'un adjuvant médicamenteux doit parfois être envisagé au cours d'une psychothérapie, même s'il n'est pas assuré par le psychothérapeute.

 

Ces principes sont difficilement contournables. Mais la réponse que les psychiatres doivent apporter à la diffusion de telles idées (ce qui n'a rien à voir avec la revendication d'un monopole à l'encontre des psychologues ou d'autres professions de la santé mentale) doit prendre en compte non seulement les arguments négatifs que je viens de rappeler mais aussi des exigences qui nous incombent en terme de formation et d'évaluation.

 

La formation psychanalytique des psychiatres est toujours restée un sujet délicat. Il n'est pas exclu que dans les années à venir, nous ayons à intégrer ces procédures dans des programmes de spécialisation, quelles que soient les réticences que nous pouvons avoir à officialiser des méthodes de formation qui sont plus de nature clinique que pédagogique et qui touchent à des aptitudes individuelles difficilement codifiables.

 

Encore plus délicates sont les méthodes d'évaluation des pratiques et de la qualité des soins.

Les nosographies officielles se réfèrent aux symptômes, et très accessoirement à des traits de personnalité clairement pathologiques; elles ne prennent nullement en compte les caractéristiques individuelles de la personnalité, l'histoire personnelle et les conditions de vie liées à l'environnement.

Or en psychiatrie, ces facteurs jouent un rôle important dans le développement de la pathologie, et déterminant dans son évolution. Ceci limite dans bien des cas les conclusions que l'on peut tirer des réunions de consensus et des règles de bonne pratique. C'est sur d'autres critères que l'indication d'une psychothérapie se pose.

Mais il ne suffit pas de le dire, il faut construire les méthodologies appropriées pour le démontrer et ouvrir ainsi une voie objective sur une dimension indépendante mais complémentaire des autres pratiques de soins. Si l'on ne peut pas apporter plus de rigueur et une plus grande visibilité au choix des méthodes et à la qualité des soins, inévitablement la psychothérapie s'éloignera du champ de la psychiatrie.

Certains, parmi les psychiatres, n'en seraient pas fâchés qui pensent ainsi sauvegarder la dimension personnelle et la finalité extra-thérapeutique de leur pratique.

Ce serait peut-être un bien pour les psychothérapies, ou du moins certaines d'entre-elles; ce serait certainement bien regrettable pour la qualité des soins en psychiatrie.

 

Professeur Daniel Widlocher