De quelques ambiguïtés de la notion de paradigme en psychiatrie

Docteur Th. TREMINE

 

 

Le livre de Georges Lantéri-Laura possède un double avantage : il permet de relire l'histoire des idées en psychiatrie à partir d'une notion commode, celle de paradigme, mais il autorise surtout l'auteur à resituer ses propres travaux antérieurs dans une continuité historique. Cette continuité historique alterne, selon les terme de Kuhn lui-même, des périodes de science normale et de crise de la science. Ainsi, aux trois grandes périodes de science normale, celle de l'aliénation mentale, des maladies mentales puis celle des structures, succéderait donc la période de crise actuelle de la science.

 

Cependant, l'emploi de la notion de paradigme en psychiatrie montre quelques difficultés. Le paradigme, dont la définition est à l'origine linguistique, consiste dans un ensemble morphosyntaxique dont les termes peuvent être substitués l'un à l'autre. Kuhn applique le concept à l'étude de disciplines qu'il connaît parfaitement, l'astronomie et la physique théorique, soit des sciences qui s'appuient sur une certaine stabilité de l'observation et de la reproduction de l'expérience. Ce décalage entre un concept issu de la linguistique et des sciences d'observation était séduisant, puisqu'il réintroduisait une démarche langagière et même rhétorique dans la constitution des sciences.

Le paradigme est une commodité conceptuelle appliquée à l'histoire des sciences, comprise comme largement dépendante de découvertes internes, selon des processus mouvants qui n'appartiennent pas uniquement au couple hypothèse/vérification. Cependant, quelle que soit sa relativité et son fonctionnement décrit par Kuhn comme analogue à une conversation, les hypothèses sont d'abord internes au champ scientifique concerné. L'appartenance à une communauté scientifique entraîne de ce fait une sélection et une hiérarchie dans le choix et l'énoncé du vocabulaire permis. Kuhn dut faire face à de nombreuses critiques, lui reprochant essentiellement de ramener la démarche scientifique à un aimable discours. Dans sa post-face de 1969, il tente de répondre aux critiques qui lui étaient faites de vouloir relativiser la force de la découverte scientifique, de la ramener toute entière au " contexte de justification ". Il faut rajouter contradictoirement que la démonstration kuhnienne s'adresse à une connaissance relativement homogène (et hiérarchisée), face à un objet d'étude " newtonien ", très éloigné des sciences humaines.

 

Les mouvements scientifiques qui s'autorisent de leur propre démarche interne, trouvant leurs périodes de stabilité ou de crise dans un mode de résolution nouveau des problèmes sont limités en psychiatrie, bien qu'ils existent. L'utilisation en clinique de la valeur discriminante des psychotropes en est un exemple, sans que celle-ci n'ait pu déboucher sur un modèle stable de résolution des problèmes, par le travail habituel d'acquisition de similitudes. Il a été impossible de passer de la tautologie &endash;" est un état dépressif majeur ce qui est guéri par un antidépresseur majeur " - au champ des troubles anxieux ou psychotiques.

 

Quant à la notion de matrice disciplinaire employée par Kuhn, elle nous apparaît encore plus difficile à saisir ici, où la cohérence interne et la prédictivité sont faibles.

En psychiatrie, la plupart des modèles, règles et doctrines employés sont d'importation. L'analyse à un moment donné de l'état historique de la discipline relève d'une combinatoire d'échange qui se révèle être d'abord une transaction de savoirs intéressant le patient, le technicien, leur environnement et l'ambiance du moment. La théorie remplit une métafonction complexe étrangère à ses applications strictes, où l'observé n'est pas uniquement objet d'étude, mais contribue activement à d'édification de la doctrine elle-même.

 

La notion de paradigme était adéquate à des périodes où la communauté scientifique était homogène, où le savoir était restreint, où les influences extérieures étaient réduites tant sur l'observateur que sur l'observé. La notion de modèle s'est donc substituée à celle de paradigme pour répondre à l'éclectisme des couples questions-réponses, mais peut-être ne s'agit-il que d'une question de vocabulaire. Le grand intérêt du livre de Georges Lantéri-Laura est de montrer que l'épistémologie en psychiatrie ne peut se contenter d'une simple histoire des doctrines ou de leurs conflits, ou même d'une histoire des institutions mais qu'il existe un autre champ d'analyse, complexe, pratique, où le langage n'est jamais inoffensif, où la marche est discontinue et le savoir non cumulatif.

 

Entre épistème et modèle, le paradigme veut alors décrire une façon de réfléchir où une communauté scientifique se crée des énigmes stimulantes