Colloque "La protection des Majeurs" (Lille 20 et 21 mars 1998) organisé par l'Association Française de Psychiatrie et l'Association régionale de Psychiatrie du Nord Pas-de-calais


4 - AVENIR DE LA LOI DE 1968

UN PROJET DE REFORME

DE LA LOI DU 3 JANVIER 1968

 

Monsieur Thierry FOSSIER*,

magistrat.

 

 

Il y a quelqu'impudence à proposer une réforme de la loi du 3 janvier 1968 alors que cette hypothèse n'est pas évoquée de façon précise par les organes qui auraient le pouvoir de la mettre en oeuvre, et que vos serviteurs ont écrit et dit souvent qu'il était dangereux de légiférer dans un domaine aussi sensible.

Du moins les travaux de ce colloque nous soutiendront dans le propos car ils ont permis de pointer les dysfonctionnements plus ou moins graves de la loi et la nécessité, pour les ministères concernés et pour la représentation nationale, de passer aux actes.

Nous reprendrons ici des thèmes que nous avons, ensemble ou séparément, publiés(1) et qui sont donc connus des trois instances en charge actuellement d'une éventuelle révision des textes : les inspections générales (Justice, Affaires sociales et Finances), la Mission Irène Théry sur le droit de la famille, la Direction des affaires civiles de la Chancellerie.

Notre point de départ n'est pas une critique technique des textes de 1968 (Tutelle aux majeurs protégés : TMP) ou 1966 (Tutelle aux Prestations Sociales : TPS) ou 1964 (tutelle des mineurs), qui ne vous intéresserait guère. Nous noterons seulement au passage que l'évolution économique a rendu nécessaire des adaptations que la jurisprudence ne peut pas assumer. Ces adaptations concernent plus la loi de 1964 sur la tutelle des mineurs que celle de 1968, comme vous allez en juger : le régime des sûretés, celui des donations faites au nom de l'incapable, l'assurance en cas de vie, le partage, le régime de l'entrée en société, celui de l'emprunt de sommes d'argent, la responsabilité des tiers, le régime de la tutelle dite de fait, la revalorisation de l'inventaire qui permettrait d'élargir les pouvoirs patrimoniaux du tuteur et de soulager les juges, la résurrection d'obligations de l'Etat-civil quant aux mineurs orphelins, la redéfinition de la gestion "en bon père de famille", l'extension de la liste des actes prohibés au tuteur parce qu'ils comportent une opposition d'intérêts. Une autre de ces suggestions est moins technique mais touche encore aux seuls mineurs : leur participation aux prises de décisions patrimoniales quand approche la majorité. Une dernière proposition ne concerne en revanche que les majeurs mais demeure affaire de spécialistes : la refonte de la publicité des mesures. Nous ne savons pas exactement ce que la Chancellerie accepterait de retenir dans cette liste.

Ce qui peut davantage frapper les esprits, ceux des tuteurs et ceux des psychiatres réunis aujourd’hui, c'est une double évolution sociale et humaine que la loi de 1968, malgré ses incomparables qualités philosophiques et juridiques, ne peut plus organiser : les aspects nouveaux de l'altération des facultés personnelles ; les équilibres nouveaux entre la famille, ou l'initiative privée, et le travail social, ou la solidarité nationale. Notons que ces constats étaient ceux du législateur allemand, qui a refondu ses textes voici quelques années.

Il est difficilement contestable que le nombre des tutelles et curatelles en général, et celui des tutelles d'Etat en particulier, aient crû dans des proportions importantes : ni les gardiens des finances publiques ni les citoyens, au nom des droits de l'homme, ne peuvent s'en satisfaire. La comparaison avec nos voisins européens est éloquente : la France bat de loin tous les records de placement sous tutelle, donc de privation de droits civils et civiques, même si les majeurs concernés n'ont pas qu'à s'en plaindre. Le caractère prévisible du mouvement (aux termes des travaux préparatoires de la loi du 3 janvier 1968) n'atténue certes pas le souci qu'en ont les personnes averties. Les causes et contreparties de cette extension ne sont plus niées(2) , sinon par ceux qui font des comptes à courte vue, mais il faut sans doute arrêter là.

Le ministère de la Justice et celui des Affaires sociales en ont acquis la conscience très nette depuis de nombreuses années : les travaux dits "de la table ronde sur la tutelle d'Etat", vers 1986-1988 au ministère des Affaires sociales, puis les réunions tenues plus confidentiellement à la Direction des Affaires civiles en 1995 et 1996 sous la présidence des professeurs Patarin puis Hauser, en témoignent au besoin. Aujourd'hui, la triple inspection signalée plus haut s'en inquiète, des propositions de loi circulent dans les couloirs du Parlement, la Mission Théry doit s'emparer du sujet.

Quelles que puissent être les perspectives des corporations concernées, la crise sérieuse qui affecte l'institution tutélaire parait exiger la mise en oeuvre de deux techniques, évidemment liées : la restriction des cas de tutelle ; l'extension des alternatives à la tutelle publique (tutelle et curatelle d'Etat, et leur masque qu'est la tutelle aux prestations sociales des adultes). La première perspective est oeuvre législative (modification du Code civil) et réglementaire (modification du Code de procédure civile et du Code de la sécurité sociale). La seconde repose davantage sur l'action administrative et judiciaire. Dans tous les cas, le mouvement à réaliser serait d’obtenir moins de tutelles, mais plus de qualité.

Réduire le nombre de cas de tutelle n'est pas un souci propre à la tutelle d'Etat : toutes les mesures de protection ont perdu leur référence au droit civil, c'est-à-dire aux droits fondamentaux. Il est relativement admis parmi les juges des tutelles et au sein même de la doctrine juridique, que la tutelle présente de plus en plus les caractéristiques d'une prestation sociale. La catégorie des bénéficiaires potentiels est peu sélective (le "besoin de représentation ou d'assistance", aux termes mêmes de la loi de 1968). Le dossier qui est constitué est relativement sommaire (requête informelle d'un proche, au besoin saisine d'office du juge ; audition du bénéficiaire, sauf dispenses ; participation peu active du parquet à la procédure ; certificat médical unique et de faible teneur). Le contrôle judiciaire est singulièrement réduit : les statistiques démontrent que la protection est acquise d'avance, que les non-lieux à protection n'atteignent pas dix pour cent des demandes. Enfin, la "prestation tutélaire", comme certaines prestations sociales, déclenche l'octroi d'autres avantages (remises de dettes, décisions favorables de COTOREP, ...), ce qui ne manque pas d'occasionner des stratégies de signalement, étrangères à l'optique du Code civil.

Les effets négatifs de cette extension quantitative sont apparus encore au cours de cette journée de travail : la révision périodique des mesures est matériellement impossible ; les budgets publics sont à la fois saturés, mal répartis géographiquement, finalement incohérents (inégalités entre tutelle du Code civil et tutelle aux prestations sociales ; égalités entre tutelle et curatelle, ...) ; débordés, les juges sont sommés de déléguer (pour le moment, le contrôle des comptes, pourtant si précieux) et ce mouvement ne fait sans doute que commencer ; le principe de subsidiarité de la tutelle par rapport à d'autres prises en charge sociales n'est plus qu'une incantation.

Sur ce dernier point, il est acquis dans les textes actuels que la tutelle est un dispositif subsidiaire aux autres secours extérieurs : soutien familial, aide sociale, encadrement en établissement. Pour remédier de façon drastique à cette déviation, il ne suffirait pas de répéter le principe de subsidiarité, malmené par la force des choses. Il semble qu'il faille revenir à une véritable incapacité, et en tirer ensuite toutes conséquences sur le plan procédural.

Une véritable incapacité, qui ne s'assimile évidemment pas à une privation brutale de droits mais bien à une protection complète, concerne tous les intérêts civils de l'individu. La Cour de cassation, en sa sagesse, l'a bien compris et le préconise depuis 1989 : si le Code civil propose une aide budgétaire, le nombre d'amateurs ne cessera pas de croître ; seule une mission de protection de la personne, dont on sait que la loi du 3 janvier 1968 ne l'a pas mise en place par égard sans doute pour le corps médical, freinera les ardeurs des requérants.

Le raisonnement qui consiste à espérer un statut civil convenable et complet pour le majeur déficient en diminuant drastiquement le nombre de mesures, en somme ce "Moins de mesures mais de meilleures mesures", repose sur une technique législative téléologique déjà inscrite dans la loi de 1968 : une institution, un dispositif, en l'occurrence la tutelle des majeurs, n'est pas définie par des critères a priori (par exemple une liste de pathologies repérables), mais par le contenu même de la mesure (la représentation ou l'assistance par un tiers). Qui a besoin, a droit ... C'est ce qui nous a fait dire et écrire que la tutelle est un dispositif relatif : il peut et doit être réservé aux personnes "les plus" déficientes, et n'est pas voué à une croissance indéfinie.

En préconisant l'instauration d'une véritable incapacité, nous ne faisons que prolonger ce que la Cour de cassation, certaines associations tutélaires, une petite majorité de juges des tutelles et le représentant du ministère des Affaires sociales dans le groupe Patarin-Hauser, ont écrit.

Dans ce même groupe, nous avons longuement travaillé à la formulation difficile de cette protection personnelle, pour ne pas en faire une tutelle à la personne. Une explication méthodologique semble s'imposer en fonction de ce qui a été dit ici aujourd'hui. Pour construire un texte, il ne faut jamais établir un catalogue de problèmes, puis un catalogue de solutions : un tel texte est immanquablement liberticide et pourtant très vite insuffisant. Il est donc inévitable de poser des principes généraux puis des exceptions et, pour qu'elles restent des exceptions, imposer des précautions procédurales.

 

 

Dans le cas de la protection de la personne, le principe ne pouvait pas être, comme en matière de gestion patrimoniale, celui du transfert des droits et devoirs vers un tuteur : la dernière résolution du Conseil de l'Europe nous en empêcherait, à supposer que notre conscience ne s'en charge pas... D'ailleurs, nos observations sur le terrain nous font penser que les majeurs sont plus souvent victimes d'abus contre leurs libertés individuelles que totalement incapables de se déterminer.

Le point de départ de notre réflexion a donc été le suivant : le tuteur doit d'abord défendre l'opinion du majeur et son mode de vie contre les tiers, et de façon seulement marginale ou secondaire se substituer à lui. Dans le détail, nous arrivons à préconiser :

Rapprocher la famille (même non tutrice) de ce champ d'intervention parait aussi un objectif légitime. Aménager au contraire la position des gérants d'établissements de soins, qui n'y ont pas toujours la liberté d'action qu'exige une protection de la personne, est une autre de nos préoccupations. Bien entendu, les textes spéciaux existants (hôpitaux psychiatriques, dons d'organes, recherches biomédicales, mariage et divorce, ...) devraient être harmonisés mais pas forcément bouleversés. Il ne faut pas se dissimuler que le juge retrouverait ainsi le rôle que lui confie notre Constitution et que jouent à sa place depuis quelques années divers comités : protéger les libertés individuelles.

Sur le plan procédural, la mise en place d'une telle incapacité nécessite des précautions que le N.C.P.C. néglige en son état actuel : le prohibition de la saisine d'office, une double expertise médicale, une audience complète avec présence physique du ministère public, paraissent des exigences minimales. Dans le même esprit, la révision des mesures, imposée depuis douze ans dans le domaine proche de l'assistance éducative (articles 375 et suivants du Code civil), ne paraîtrait pas incongrue, par exemple tous les six ans en tutelle et tous les trois ans en curatelle. Les associations tutélaires la réclament d'ailleurs depuis longtemps.

Il ne fait guère de doute qu'une restriction du bénéfice de la loi de 1968 opèrerait un transfert de charges vers la tutelle aux prestations sociales, dont la refondation s'impose par ailleurs pour des raisons techniques. L'articulation des deux réformes n'a pas toujours été perçue comme une évidence : le travail des trois inspecteurs généraux porte notamment sur ce thème, car les problèmes de financement en manifestent la pertinence.

Quelques pistes sur ce que pourrait être, à nos yeux, une refonte de cette tutelle particulière. Introduire le "péril économique" dans les critères d'accès au dispositif ; exiger une enquête sociale pour vérifier les défectuosités des conditions de vie ; limiter la liste des requérants autorisés ; voici des précautions réclamées déjà dans le rapport Feydou depuis dix ans. Etendre l'emprise du tuteur aux salaires si le majeur en difficulté y consent ou si le juge l'estime impératif, voici une avancée plus nouvelle que nous proposons. Dans tous les cas, abandonner le terme tutelle pour celui de conseil patrimonial et social ; garantir aux professionnels une rémunération égale à celle de la tutelle du Code civil, enfin, évitera les détournements de procédure comme nous en connaissons depuis quinze années.

Il n'est guère plus contestable qu'une construction homogène de la tutelle du Code civil permettrait de donner des mandats larges aux tuteurs, pour alléger un peu le contrôle purement patrimonial des juges : les contrats de gestion doivent trouver une nouvelle expansion, une fiducie aménagée avec soin peut trouver ici une place, sans redire ce qui a été signalé plus haut à propos de l'inventaire. Le contrôle des tuteurs professionnels par des commissaires aux comptes, l'acquisition par ces tuteurs de qualifications de type Iso-9000, seraient alors des garanties nécessaires. Le modèle québécois peut, cette fois, être invoqué.

 

L'extension des alternatives à la tutelle publique serait évidemment d'autant plus nécessaire que le mandat tutélaire deviendrait plus complexe, selon ce qui précède.

Les associations tutélaires sont, comme chacun sait, venues sur le terrain de la tutelle d'Etat parce qu'elles pratiquaient la tutelle aux prestations sociales des adultes au moins depuis le décret de 1969 qui a professionnalisé cette activité. Ces associations ont d'ailleurs décalqué sur la tutelle d'Etat leur "culture" de la tutelle aux prestations sociales : habitude des populations difficiles dont les familles ne veulent plus, mission "éducative" plus ou moins inappropriée au cadre du Code civil, grande autonomie d'action par rapport au juge, tarification calquée sur les rémunérations du personnel autant que sur le contenu des mandats.

Les juges des tutelles pèsent peu face à ces forces et ils le savent : ils ne sont pas départementalisés comme les associations, ils sont aux prises constamment avec la démission familiale, ils ont peu de temps à consacrer aux rares tuteurs familiaux ou bénévoles ; en somme, ils dépendent assez largement des associations tutélaires.

Plusieurs issues ont été imaginées, avec un succès variable, depuis quelques années :

Il ne faut pas se dissimuler néanmoins que :

Enfin, il est permis de s'étonner des retards du secteur de l'assurance dans ce domaine. La dépendance, dont on nous prédit qu'elle sera la question fondamentale de nos vieux jours, est rarement incluse dans les contrats d'assurance en cas de vie, lesquels ne sont de toute façon pas encore assez fréquents. Lorsqu'elle l'est, la garantie inclut rarement la rémunération d'un tuteur ou d'un curateur, fût-il d'Etat.

T. F.

 

 

 

 

INTERVENTION

 

 

LES LIBERTES INDIVIDUELLES

 

Docteur Jean-Pierre CAPITAIN*,

psychiatre.

 

 

La loi du 3 janvier 1968 est issue de la loi de 1838 avec, comme avancée remarquable, l'individualisation des projets thérapeutiques par rapport aux mesures de protection juridique. Paradoxalement, certains ont pu évoquer une législation à caractère thérapeutique.

La loi de 38 concernait l'internement et, avec la discussion de la loi de 1990, la question des libertés individuelles et celle des droits des malades se posent légitimement. On n'oubliera pas que cette loi de 1838 protégeait d'une certaine façon les personnes, mais une image de la psychiatrie y était associée. Cette image a-t-elle vraiment changé, en particulier par rapport à ce qu'il convient de nommer "Demande sociale" ? Derrière des propos rassurants et le caractère "vivant" et personnalisé de l'application de la loi à partir d'un certificat médical et d'un examen par un médecin spécialiste désigné par le Procureur de la République, le majeur protégé reste dans un dispositif d'insertion. Cependant, il ne faut pas perdre de vue qu'il est en même temps dans un processus de désignation ne touchant pas exclusivement des personnes atteintes de pathologie mentale. L'extension du terme de souffrance psychique est ambiguë quant aux conséquences qu'elle implique, et son "maniement" est très subjectif : c'est insuffisant pour rendre compte d'une altération des facultés..

Des statistiques précises manquent quant aux modalités de mise en place des mesures, mais il existe un garant judiciaire d'autant qu'un grand nombre des demandes renvoient à des conflits (il y aurait peu de demandes "innocentes"), aux questions financières (mais il s'agit de protection des biens) et à des pressions diverses (O.P.A.C, municipalité.…), sources de dérives, comme en témoigne l'inflation des mesures de protection. A vrai dire, le reproche de "contrôle social" contenu dans la loi de 1838 et sa conséquence, l'internement, ne doivent jamais être oubliés car l'évolution de la société montre bien que ce contrôle s'exerce de manière différente sans recourir à l'hospitalisation sous contrainte, comme de nombreux dispositifs de suivi au plus près du milieu social le montrent dans une société où l'inflation des dispositifs réglementaires est la règle (tradition française).

La loi "généreuse", déspécifiée du 3 janvier 1968 ne doit pas éluder cette question de la "désignation" si l'on écoute le discours de nombreux protégés qui font état de la contrainte parfois insupportable qui leur est imposée et les manipulations dont ils peuvent faire l'objet. La psychiatrie n'est pas indifférente à ce risque après avoir tant oeuvré, dans son champ spécifique, à soutenir la dignité des malades. La loi de 1968 ne peut échapper à des aménagements qui touchent à la protection des libertés et son adéquation aux autres réformes législatives doit impérativement s'opérer, dans le sens d'un réajustement, même si la "fracture sociale", aliénation supplémentaire, déborde son cadre avec le risque d'une application insatisfaisante pouvant la remettre en cause.

Il faut donc rester très vigilant quant aux conséquences de l'instauration d'une mesure de protection. Cette remarque oblige les professionnels à effectuer un meilleur travail d'information sur le sens originel des dispositions légales et à s'organiser dans un partenariat qui n'est pas connivence et où le rôle de chacun doit être constamment reprécisé mais aussi garanti. Des dispositifs de contrôle supplémentaire ajouteraient encore à la suspicion et à une judiciarisation qui ne doit être limitée qu'à son objet. La mission de l'expertise, dans ce domaine, est importante, avec un rôle de liaison primordial, mais son usage doit être maîtrisé pour ne pas déresponsabiliser les partenaires et en renvoyant aux dispositifs sociaux opérants le rôle qui leur incombe.

J-P. C.

 

 

 

 

CONCLUSION

 

 

Docteur Simon-Daniel KIPMAN*,

psychiatre.

 

 

 

Tous ensemble, nous nous sommes rencontrés et nous avons sans rien perdre, au contraire, de nos identités respectives, communiqué sur les dilemmes posés par la protection des majeurs. Il a fallu, pour cela, montrer que la tutelle (les mesures de tutelle) instituait dans la vie d’un individu (du moins telle que nous nous la représentons, car nous n’avons pas d’accès direct, même par le discours, à la représentation qu’il s’en fait lui-même) une rupture.

Cette rupture est difficile à supporter et à formaliser car elle introduit la décision de tiers, dans ce que les uns et les autres nous voudrions voir se manifester dans le cadre d’une autonomie, d’une indépendance.

Nous sommes donc, les uns et les autres, en porte-à-faux. Et, c’est ce " porte-à-faux " qui mobilise notre curiosité, notre intérêt, interroge nos théories et nos pratiques ; c’est ce porte-à-faux qui, comme les catastrophes invoquées par les scientifiques, nous amène à repenser ce qui fonde nos actions : comment protéger l’identité et l’indépendance d’une personne quand on est amené à prendre une décision judiciaire, ou à prendre en charge des parts entières de sa vie où justement cette autonomie et cette indépendance se manifestaient ? On ne peut se contenter d’affirmer que l’état de santé de telle ou telle personne fait qu’elle n’est plus véritablement indépendante ni consciente, dès lors qu’elle ne représente un danger que pour elle-même.

Pour les psychiatres, de longs débats ont eu lieu et sont encore d’actualité autour de traitements contre ou malgré la volonté des patients, qu’il s’agisse d’hospitalisation (loi de 90 ) ou d’injonction de soin plus ou moins déguisée (loi sur les délinquants sexuels). On peut considérer que ce qui nous interpelle dans le nécessaire remodelage de la loi de 68 sur les tutelles, c’est l’idée d’une prise en charge à dimension aussi thérapeutique, qui exige de nous un réel partage des actions ; et, à l’intérieur de l’équipe ainsi formée, d’être les délégués constants d’un point de vue thérapeutique.

C’est-à-dire que, pour nous, puisque toute notre action tend vers un mieux, ou au pire, un moins mal, il faut maintenir la possibilité d’une remise en question des décisions prises.

Cela nous renvoie aux questions de fond sur la stratégie de soin, la discontinuité thérapeutique, les soins ambulatoires en dehors de la volonté des patients, ainsi qu’aux questions d’articulations médico-sociales, c’est-à-dire la place des non-soignants dans les stratégies de soin et, corrélativement, la place des soignants dans les stratégies d’assistance et de solidarité.

Les réflexions des juges et gérants de tutelle nous renvoient aussi aux garanties à offrir aux patients face à des décisions thérapeutiques lourdes de conséquences, sans que, pour autant, on sombre dans un système de surveillance et de doute a priori (selon une logique assurantielle à la mode dans certains cercles), ni de contrôle systématique qui inhiberait et alourdirait encore les démarches thérapeutiques dans un climat de surcharge de travail. Je me rends bien compte que les familles (par leur charge affective et quotidienne), les travailleurs sociaux, les gérants de tutelle et les juges sont confrontés à ces mêmes questions. Et que nous gagnerons, les uns et les autres, plutôt que de nous asséner nos certitudes et nos succès, à échanger autour de nos difficultés. Je me rends compte aussi que la protection des majeurs passe aussi par la protection des majeurs affectivement et professionnellement intéressés, car la décision de prendre acte d’une certaine déchéance (j’emploie à dessein ce mot violent) et de l’assumer, est une des plus délicates que nous puissions rencontrer.

Tout au long de ces Journées, les vignettes cliniques ont illustré et lancé le questionnement sur des organisations de soins et des textes législatifs. C’est ce qui fait, devrait faire et fera la richesse de ce travail de partenariat (on dit pour faire noble : " en réseau ") à la fois souple et constant qui réunit les uns et les autres, dans le respect des différences, et la volonté de préserver l’avenir.

J’ajoute que ces travaux sur la protection des majeurs s’intègre parfaitement aux réflexions en cours sur le développement de la prévention en santé mentale : ce concept de prévention recouvrant la protection (à la fois fondement et niveau le plus bas de ce qui doit suivre) qui, à notre corps (ou plutôt à notre idéologie) défendant(e), suppose la passivité du sujet, la prévention proprement dite (avec ses trois niveaux qui, eux, exigent une participation active des personnes concernées) et la précaution (qui est basée sur une exigence citoyenne).

On voit qu’on est aussi loin de la protection des biens, érigée en valeur suprême, que de la protection de la société..., mais dans la quête d’une amélioration collective de la capacité de vivre ensemble ; ce qui signifie aussi, ou d’abord, travailler ensemble, avec les patients, avec les familles, avec l’entourage, avec les juges, les gérants de tutelle, l’ensemble des travailleurs de santé mentale, les travailleurs sociaux, et tous les acteurs sociaux qui interviennent d’une manière ou d’une autre.

Ces Journées, véritables travaux pratiques, ont prouvé que cela pouvait se réaliser et, qui plus est, se concrétiser agréablement, avec convivialité.

 

S-D. K.


Dernière mise à jour :

Dr Olivier Lehembre